jeudi 8 mars 2012

"L'imaginaire gouverne le monde" (Napoléon Bonaparte).

Une citation de l'Empereur en personne pour introduire notre lecture du jour. Et il est tout à fait légitime dans ce rôle puisqu'il est partie prenante du livre. Avec une question que je me pose : lui qui plaçait l'imagination au sommet de l'échelle des valeurs, si l'on en croit cette citation, aurait-il pu imaginer que son règne servirait de cadre à un roman de fantasy ? Pas si sûr... Et pourtant, voilà l'Empire devenu le cadre d'une série de fantasy historique signée par un auteure américaine, à la fois passionnée par ce genre littéraire et par l'histoire, en particulier la période napoléonienne. Et Naomi Novik a donc relever le gant de nous emmener au début du XIXème siècle dans une Europe où s'ébattent... des dragons... Ca s'appelle "Téméraire", une série dont le 6ème volume sort à la mi-mars au Pré aux Clercs. Mais, une série a un début, nous commencerons dont logiquement par le premier volume de cette série, sous-titré "les Dragons de sa Majesté" (en poche, chez Pocket).


Couverture Téméraire, tome 1 : Les dragons de sa majesté


Fin 1804. Le Reliant, navire de la marine britannique croise dans l'océan Atlantique quand il repère une frégate française. Aussitôt, le capitaine, Will Laurence, donne l'ordre d'aborder l'Amitié afin d'en prendre le contrôle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Après une brève résistance, l'équipage français se rend. Il faut dire que la frégate a connu de nombreux incidents et fortunes de mer et qu'elle a mis bien plus longtemps que prévu pour arriver à bon port. Résultat, c'est un équipage épuisé et affaibli par la faim que les marins anglais ont intercepté.

Apparemment, le bateau français ne transporte pas grand chose, jusqu'à ce qu'un des marins du Reliant découvre ce qui va constituer un prise magnifique : un oeuf. Oh, pas n'importe quel oeuf ! A sa taille et à la couleur et la texture de la coquille, pas de doute, il s'agit d'un oeuf de dragon... Et, comme la frégate française a traîné en route, cet oeuf est sur le point d'éclore alors que la terre ferme est encore loin.

Voilà nos marins britanniques bien embêtés. Il faut dire que, si cet oeuf a de quoi émerveillé le plus endurci des loups de mer, il va forcément poser un gros problème : lorsqu'un dragon sort de sa coquille, il doit être harnaché et celui qui lui passe le harnais devient son capitaine, celui qui le pilotera jusqu'à ce que mort les sépare. Cela signifie que le membre de l'équipage qui accomplira ce geste, au combien symbolique, devra quitter la Navy pour entrer, avec sa monture, dans les Aerial Corps, le régiment dédié aux dragons.

Or, si la Navy est synonyme de prestige, les Aerial Corps ont une très mauvaise réputation. Les intégrer serait déchoir, même pour un des officiers subalternes du Reliant. A l'heure où la coquille de l'oeuf commence à se fissurer, il n'y a aucun volontaire pour harnacher le dragon naissant. Laurence va donc imposer à ses hommes un tirage au sort, pour désigner "l'heureux élu"... Sauf que rien ne se passe comme prévu et Laurence, dans un réflexe dicté par le devoir, en quelque sorte, va être celui qui va passer le harnais à l'animal et donc, se '"l'approprier"...

Will Laurence est issu d'une noble famille anglaise, une haute aristocratie. Il est le troisième enfant de sa fratrie et, au lieu d'entrer dans les ordres, comme le voulait, l'exigeait, son père, il a fui la maison pour s'engager en douce dans la marine alors qu'il n'était encore qu'un gamin. Cette carrière, il la voulait plus que tout et la voilà remise en cause par ce qui constituera sans doute la plus belle prise de sa carrière... Drôle de paradoxe...

Laurence n'a pas songé à tout cela lorsqu'il a saisi le harnais, mais, une fois l'animal capturé, il prend conscience de la portée de son geste et de tout ce que cela va remettre en cause dans sa vie : ses relations avec ses parents, en particulier son père, qui verra ça comme un affront, ses relations sociales qui vont le considérer au mieux avec ironie, au pire avec mépris, sa promise, qui considérera son parti, déjà moins bien en vue que ses aînés, sans valeur, ses anciens collègues marins, etc.

Et pourtant, en quelques instants, tout cela va être balayé, devenir sans importance pour Laurence. Car, entre le dragon et lui, une inexplicable alchimie va se produire, unissant le destin de ces deux êtres inextricablement. Le jeune dragon a aussitôt pris en affection son maître, se mettant inconditionnellement à son service, tandis que Laurence va découvrir un être fascinant dont il a envie de s'occuper, malgré tout, malgré les convenances, malgré les réputations...

Le voilà donc qui quitte la Navy pour devenir le capitaine de celui qu'il a baptisé "Téméraire". Un dragon exceptionnel, d'un noir profond, à la taille un peu plus imposante chaque jour, à l'appétit aussi insatiable que la curiosité, à l'instinct, pourquoi ne pas dire l'intelligence, d'ailleurs, aiguisée, à l'élégance et à la vivacité hors du commun, aux aptitudes en tous points remarquables.

Et pour cause : Téméraire appartient à une race extrêmement rare, une race originaire de Chine, de celle qu'on réserve uniquement à l'Empereur de Chine. La prise de Laurence est exceptionnelle à plus d'un titre et elle tombe à pic pour une armée anglaise en ordre de bataille. Car les rumeurs sont insistantes : Napoléon préparerait une invasion de l'Angleterre. Toutes les manoeuvres navales à travers l'Europe, dans la Manche, bien sûr, mais aussi en Méditerranée ou dans l'Atlantique, ne seraient en fait que des diversions pour dégarnir l'objectif principal.

Le temps presse donc et Téméraire, tout comme Laurence, d'ailleurs, doit au plus vite faire leur apprentissage au sein des Aerial Corps afin de pouvoir recevoir leur baptême du feu et prendre part au conflit inévitable qui s'annonce. Un apprentissage qui doit faire du jeune dragon une des pièces maîtresses du dispositif aérien de l'armée britannique.

Mais rien n'est gagné d'avance. Si Téméraire semble très doué pour les manoeuvres (car les dragons vont au combat en formation), c'est aussi un animal plus sensible que la norme. Sa naissance en mer, loin du cadre habituel des couveuses officielles, en a fait un dragon indépendant, de corps et d'esprit. Pas rétif à l'autorité, non, mais plein d'un certain anticonformisme. Ce qui va encore le rapprocher de Laurence, qui découvre pour sa part un tout nouvel univers auquel il a un peu de mal à se faire. Son apprentissage d'officier de marine n'est pas vraiment celui en cours dans son nouveau régiment et, malgré les similitudes entre l'équipage d'un navire et celui d'un dragon, le fonctionnement n'est pas tout à fait le même.

Le couple détonne au milieu des vieux de la vieille et il va leur falloir se faire accepter. Les aptitudes évidentes de Téméraire ainsi que l'autorité naturelle et les visions empreintes de respect de Laurence vont, peu à peu et pour la majeure partie des membre du corps, faire l'unanimité.

Voilà pour ce premier tome de la série "Téméraire". Certains jugeront peut-être son rythme un peu lent. mais cela vient probablement du fait que c'est justement un premier tome : il y a beaucoup à installer, tant dans le contexte historique que dans le cadre militaire et stratégique. Et puis, forcément, il y a la jeunesse du dragon, car il lui faut bien grandir, mûrir, apprendre, avant de se lancer dans le feu de l'action.

Pour autant, tout se tient bien. Novik adapte parfaitement ses éléments de fantasy, en l'occurrence les dragons, aux faits historiques. Au passage, si elle les respecte, elle se permet habilement un "flirt" avec l'uchronie, dans une scène mémorable d'invasion. Voilà qui promet.

Mais, dans ce premier tome, ce qui est le plus remarquable, c'est le travail sur les dragons eux-mêmes. Non seulement Novik nous décrit à merveille les différentes et nombreuses races de dragons présentes dans les différents corps d'armée, que ce soit physiquement ou dans leur harnachement et leur équipage. Un dragon, c'est une vraie forteresse volante, comme on nommera bien plus tard d'autres appareils ; un équipage capable de voler, évidemment, mais aussi de bombarder les lignes adverses, de transporter des troupes, des armements, des bagages, des messages, de combattre en plein ciel, etc.

Et là encore, Naomi Novik nous donne à voir : on a l'impression de participer aux scènes d'entraînement et de simulation d'abord, puis aux scènes de bataille. Et je comprends mieux ce qui a poussé un Peter Jackson à acquérir les droits de la série pour un possible projet télévisuel. Car cela peut donner un résultat extrêmement spectaculaire...

Enfin, la relation entre Laurence et Téméraire ne se résume pas à une simple amitié mais à un enrichissement réciproque. Laurence éduque Téméraire, l'initie à la culture (il lui fait la lecture, chaque soir ou presque), l'entretient, tandis que Téméraire offre des angles de vue nouveaux à son capitaine, aussi bien sur la vie que sur la relation à la vie en général, aux autres, à ses nouveaux collègues, à la hiérarchie...

Bref, ce tandem peut voyager loin. Et on s'attache à ce couple si étrange, si dissemblable et pourtant uni. Un duo qui déteint aussi sur les autres, dragons d'abord, capitaines ensuite, ce qui devrait considérablement améliorer les rapports au sein des Aerial Corps et renforcer la solidarité indispensable lorsqu'on se retrouve sur le champ de bataille.

Mais, cette relation "fusionnelle" peut aussi être le talon d'Achille de Laurence et Téméraire, proches au point de se privilégier l'un l'autre, aux détriments de reste de l'escadrille.

En tout cas, ce premier volet installe parfaitement les deux héros et lance un série que j'ai bien envie de continuer. D'autant que le deuxième tome nous emmène en Chine, terre d'origine de Téméraire. Des origines loin d'être anodines et que l'on commence à découvrir plus en détails dans la dernière partie du premier roman. Et l'on comprend alors l'importance phénoménale que représente la prise de la frégate l'Amitié et le rattachement de Téméraire à l'armée britannique.

Vous l'aurez compris, moi qui ne suis pas un fan de fantasy, en tout cas de la fantay pure et dure, j'ai apprécié cette lecture et son contexte de fantasy historique. J'ai envie de m'installer sur le dos de Téméraire, bien sanglé dans un baudrier et de poursuivre l'aventure aux côtés de Laurence.

To be continued...

mardi 6 mars 2012

La mie de pain, le pigeon, le pyromane et les spectres...

Je ne suis pas fabuliste (et, avec ce titre, ça se voit...) mais je suis un amateur des romans de Fred Vargas (que j'avais un peu abandonnée ces dernières années) et de son flic préféré, Adamsberg. En fait, de tout ce commissariat dont la folie semble s'accroître avec les années et les enquêtes flirter autant avec le fantastique qu'avec une certaine loufoquerie. Ca ne me déplaît pas, même si je comprends que cela puisse en désarçonner certains. Et, franchement, on est prévenu dès le titre, cette fois-ci : "l'Armée furieuse" (toujours chez Viviane Hamy), car tout ce qui se passe dans ce roman, et vous allez voir que ça s'entre-mêle, le fait dans le bruit, la fureur et la folie... Bienvenue dans un tourbillon dont, contrairement à ce qu'on pourrait penser, Adamsberg est le moteur.


Couverture L'Armée furieuse


En ce chaud matin d'été, Jean-Baptiste Adamsberg rend service à un collègue, malade, et se rend chez un particulier constater un décès tout ce qu'il y a de plus naturel. Enfin, c'est ce que tout le monde croit... tout le monde, sauf le commissaire qui, à peine arrivé chez ce vieux couple dont l'épouse vient de mourir, est persuadé qu'il y a eu meurtre. Mais un meurtre qui, s'il est le fruit d'une rancune assez banale, n'en est pas moins un crime au mode opératoire inédit. Voilà la première histoire qui va commencer à trotter dans la tête, un tantinet en fouillis, du plus lunaire des policiers...

Un peu plus tard, voilà Adamsberg alpagué en pleine rue, juste devant son commissariat, par une étrange vieille dame au discours assez peu clair... Après un bon moment passer à mettre en confiance cette visiteuse pas ordinaire, Adamsberg finit par obtenir les éléments pour comprendre sa requête : elle vient de Normandie, d'un village appelé Ordebec. Si elle est à Paris, c'est qu'on lui a donné le nom du commissaire, car la gendarmerie locale l'a éconduite.

Quant au sujet de sa visite, il est plus... épineux. La fille de cette brave femme a été le témoin d'un phénomène extraordinaire entré dans la légende locale. Elle a vu, au détour d'un chemin forestier, passer ce qu'on appelle "l'Armée furieuse", une armée de spectres assoiffés de justice, qui "saisit" les personnes ayant de vilain secrets à cacher pour rendre un jugement fatal. Dans sa "vision", la jeune femme a vu 4 personnes terrorisées emportées par la nuée... 3 qu'elle a sues nommer et une qu'elle n'a pas reconnue.

Or, la légende de "l'Armée furieuse" est millénaire et, dans ce coin paisible de Normandie, chacun sait quel sort attend les saisis. Mais, les faits anciens montrent que, souvent, effrayée, la population peur se retourner violemment contre celui ou celle qui a vu passer "l'Armée furieuse". Voilà pourquoi la vieille dame a fait le voyage à Paris : pour convaincre Adamsberg de venir protéger sa fille...

Quant aux "saisis", elle considère déjà que leur sort est scellé... Adamsberg, toujours pragmatique, voit dans cette affaire des menaces peser sur différentes personnes. L'affaire titille son instinct mais comment obtenir une affaire qui n'existe pas ?

Tout comme ce pigeon, trouvé dans la rue, les pattes attachées, manifestement victime d'un tortionnaire sur lequel Adamsberg aimerait bien mettre la main pour lui donner une bonne leçon... Le pigeon, recueilli par le commissaire, va devenir un personnage à part entière du roman et son triste sort, un nouveau rouage du complexe engrenage cérébral d'Adamsberg...

Enfin, alors que le cerveau d'Adamsberg commence à bouillonner et à penser à la Normandie, le voilà chargé d'une pénible affaire : un vieil homme a été retrouvé carbonisé dans sa voiture en plein Paris. Pas besoin de chercher loin pour trouver le coupable : Momo, dit Momo-Mèches-Courtes, est un pyromane bien connu, même si, jusque-là, aucun des incendies de voiture qu'il a provoqués, n'a eu de mortelles conséquences...

Avec ce dernier élément, voilà le décor planté : Adamsberg doit retrouver au plus vite Momo, car le corps dans la voiture est celui d'une grosse légume et on s'agite, dans les hautes sphères, devant ce drame national. Mais Adamsberg ne croit pas à la culpabilité de Momo et, afin d'apporter les preuves de son innocence et de confondre le véritable coupable, il va faire évader Momo et l'exiler en Normandie, où il compte bien comprendre cette histoire d'Armée furieuse... Une armée qui semble bien avoir laissé dans son sillage un premier cadavre.

Voilà tous les ingrédients de ce roman en place, il ne reste plus qu'à secouer tout cela dans le shaker cérébral d'Adamsberg pour donner un roman riche en rebondissement, en fausses pistes, en assassinats et tentatives, en fuites et en découvertes...

Au coeur de tout cela, un village hors du temps, avec son château, son comte, qui joue les seigneurs et maîtres sur ses terres et ses gens, ses rancunes, ses secrets inavouables, ses rumeurs, ses petites frayeurs attisées par le moindre souffle... Et puis, une famille, les Vendermot, la famille de la vieille dame venue voir Adamsberg et de sa fille qui a vu l'Armée furieuse. Une famille aussi simple et étrange en apparence, que ses membres sont intelligents. Une fratrie où chacun a des spécificités qui ont de quoi inquiéter autour d'eux. Ainsi qu'une naïveté tellement touchante qu'elle pourrait en devenir suspecte... Une famille qui semble fasciner Adamsberg, à plus d'un titre...

Bien sûr, ce résume peut ressembler aux yeux de ceux qui n'ont pas lu le livre, à un inextricable capharnaüm. C'est vrai ! Mais dites-vous que vous avez ainsi la même vision que celle d'Adamsberg où tout s'embrouille, se lie, se mélange, s'agglomère pour faire émerger des vérités et l'identité des coupables. De tous les coupables, qu'ils aient tué leur épouse, torturé un oiseau, fait brûler vif un vieil homme, mis le feu à des voitures ou commis des assassinats multiples... Car Adamsberg ne fait pas de hiérarchies dans les crimes et entends bien faire punir tous les coupables.

Mais il va d'abord devoir faire le tri dans ses pensées ou, au mieux, attraper à la volée les associations d'idées confuses qui vont jaillir... Quand on évoque les flics de fiction, on met souvent en exergue l'instinct de certains d'entre eux. Mais, de tous, Adamsberg est de loin le plus instinctif de tous. Car, il ne maîtrise absolument rien de la chimie complexe de son cerveau. Il passe même pour un ahuri, un hurluberlu aux yeux de ceux qui le découvre, loin des limiers héroïques que l'on redoute. Et pourtant, c'est lui qui impose son rythme à l'enquête et à ceux qu'il poursuit, jusqu'à les prendre au piège.

Au-delà du récit lui-même, il faut se demander pourquoi cet entrelacs d'enquêtes en vient à ce point à obséder Adamsberg... Peut-être parce que dans chacune d'entre elle, il se retrouve. Le vieil homme qui tue sa femme le ramène à sa peur du quotidien, renforcé depuis peu, depuis qu'il a découvert ce fils adulte, Armel, et que celui-ci s'est installé chez lui. Le pigeon prisonnier le renvoie aux propres liens qui entravent son naturel libre et indolent, comme le respect des procédures, la hiérarchie ou les apparences... Momo lui permet de réaffirmer sa haine de l'injustice mais aussi sa volonté de défendre les faibles (j'allais écrire la veuve et l'orphelin , mais n'en faisons pas trop...) face à plus puissant qu'eux. Enfin, il y a la famille Vendermot, déphasée, en marge malgré elle, montrée du doigt, moquée autant que crainte, apparemment inconsciente de ce qu'elle inspire ou, en tout cas, ne faisant pas grand cas de tout cela, ayant une vie compliquée, pleine de douloureux secrets... Comment Adamsberg ne pourrait-il pas, consciemment ou non, se sentir proche de cette famille qui, finalement, lui ressemble tant...

Enfin, et élément tout aussi important, à mes yeux, Adamsberg se retrouve aussi en phase avec les victimes annoncées de l'Armée furieuse. Car lui aussi, à sa manière, est la proie d'une armée furieuse, moins dangereuse pour sa vie, mais pas pour sa carrière : en agissant contre toutes les règles en laissant Momo prendre la fuite puis en le cachant, il devient l'homme à abattre, la cible d'autres spectres bien réels, ceux-là, tels que ses supérieurs, le préfet de police et jusqu'au ministre.

Comme les fantômes aperçus dans la forêt normande, ils sont prêts à se ruer sur Adamsberg, gravillon douloureux dans leur chaussure, et à lui faire un sort, en punition de ses actes, certes, mais aussi de sa personnalité atypique, qui dérange.

Adamsberg, c'est l'éloge de la modestie, d'une simplicité benoîte, d'un bon sens chevillé au corps, loin du brain-storming, de la science reine et des musculatures triomphantes. Adamsberg ne ressemble à rien, ni à personne et c'est ce qui le rend terriblement attachant.

Toutefois, eh oui, un bémol, la loufoquerie générale qui règne dans ce roman, toute sympathique et amusante qu'elle soit, peut lasser ou dérouter les lecteurs, même les habitués de Fred Vargas. La surenchère va peut-être un peu loin et l'intrigue gagnerait à un peu plus de simplicité.

Quant au trompe-l'oeil fantastique, sur lequel repose l'histoire, comme à chacune des enquêtes d'Adamsberg, il est bien moins intégré que dans les précédents romans où il interroge le lecteur jusqu'au bout. Là, c'est moins le cas et même les enquêteurs laissent vite tomber cette hypothèse, dommage.

Mais, je me suis bien amusé, j'ai passé un agréable moment de lecture, alors je ne vais pas bouder mon plaisir et nulle doute que je retrouverai Adamsberg et ses collègues aussi barrés que lui, soit dans les prochains romans de Fred Vargas, soit dans ceux déjà publiés que je n'ai pas lus.

lundi 5 mars 2012

"Une superstition vaut une espérance" (Honoré de Balzac).

Il y a quelques mois, les éditions de la Branche ont lancé une nouvelle collection intitulée "Vendredi 13". Une collection dirigée par Patrick Raynal, l'ancien grand manitou de la Série Noire. L'idée de cette collection ? Demander à 13 auteurs différents d'écrire chacun un roman sur le thème du vendredi 13. Parmi ces auteurs, Pierre Bordage a écrit le troisième roman de la série, sorti fin février. Un roman qui a pour titre "l'arcane sans nom" et qui mêle, autour de cette date du vendredi 13, une réflexion sur la société actuelle et un soupçon de fantastique, dans un roman noir en forme de course-poursuite haletante.


Couverture L'Arcane sans nom


Sahil, la vingtaine, est un jeune afghan qui a émigré en France dans la ferme intention de traverser la Manche et de gagner l'Angleterre (qui, à l'époque où se déroule le livre, n'a pas encore durci les conditions d'entrée sur son territoire des immigrés). Ecoeuré par la situation dans son pays et la guerre aveugle et meurtrière qui fait rage dans son pays, il a déserté l'armée régulière afghane pour venir en Europe.

Mais, arrivé ici, il a déchanté : la vie en camp de réfugiés est loin d'être idyllique et, sur le sol français, la politique de traque des clandestins s'est sensiblement accentuée. Or, s'il y a bien une chose que redoute Sahil, c'est d'être arrêté et renvoyé par le premier avion à Kaboul, où il ne se fait guère d'illusion sur le sort qui attend là-bas un déserteur...

Aussi, lorsque le camp de réfugiés dans lequel il survivait est démantelé, il se réfugie dans un squat parisien, auprès d'un groupe de satanistes qui l'accueille parce que Sahil a rendu service à l'un d'eux, surnommé Méphisto. Parmi les autres jeunes, qui composent ce groupe, Sahil a remarqué une jeune femme, peut-être même une adolescente, qui se fait appeler Ten, diminutif de Ténébreuse. Méphisto et elle préparent un happening prévu dans le cimetière du père Lachaise, la nuit du vendredi 13 août, auquel Sahil doit assister.

Mais ses plans vont changer brusquement. Au début de cette semaine-là, par l'intermédiaire de Méphisto, Sahil est contacté par un homme mystérieux qui lui propose un marché : il doit tuer quelqu'un et, en échange, il recevra une forte somme d'argent et un titre de séjour provisoire en règle (l'idéal pour espérer traverser ensuite la Manche sans redouter la police).

Fort de son expérience militaire, hanté par les assassinats qu'il a commis au cours de sa traque des Talibans, qui ont fait surtout des victimes civiles et innocentes, Sahil accepte ce contrat grâce auquel il entrevoit la fin de son errance et la possibilité d'entamer une nouvelle existence. Mais, lorsque sa cible se présente à l'heure dite sur le lieu décidé pour son meurtre, rien ne se passe comme prévu.

La cible est entourée de gardes du corps et Sahil comprend qu'il est tombé dans un piège et que, même s'il remplit sa part du contrat, il n'en sortira pas vivant. Il prend alors la fuite, avec dans l'idée, de récupérer l'argent qu'il a déjà toucher pour le meurtre, de quitter Paris et même la France où il se sait plus que jamais en danger, et de gagner coûte que coûte la Grande-Bretagne.

Mais, partout où il essaye d'aller, il est attendu par ceux qui veulent sa peau. Incapable de récupérer l'argent, sans lequel il ne peut rien, blessé à une cheville dans sa fuite, Sahil se croit perdu. Il va alors recevoir deux soutiens totalement inattendus : celui de Ten, la jeune sataniste qui ne le laisse pas indifférent, même s'il a envisagé un moment qu'elle puisse le trahir, et celui d'une gamine de 10 ans, entourée de mystère...

Djidjo est issue, comme Sahil, d'une communauté traquée par les autorités : les Roms. Elle s'est vue confiée par une femme de sa communauté, la vie de Sahil et, dès lors, est devenue, malgré son jeune âge, "l'ange gardien" de l'afghan (c'est lui-même, d'ailleurs, qui la qualifie ainsi à un moment). Elle va montrer à tous des "dons", des "compétences", des "aptitudes", je ne sais quel terme employer exactement, qu'on ne s'attend pas du tout à trouver chez une enfant de cet âge.

Et de fait, les 3 jeunes gens, un tel soutien, aussi inexplicable et inexpliqué qu'il soit, ne sera pas du luxe... Poursuivis par des tueurs impitoyables, vont, au cours de cette nuit du vendredi 13 au samedi 14 août, sans doute la nuit la plus longue de leur existence, se lancer dans une course effrénée vers le Nord de la France. Une course-poursuite bien peu discrète pour un clandestin cherchant avant tout à se faire oublier. D'autant que, en guise d'assurance, ils ont "choisi" d'emmener avec eux une monnaie d'échange aussi précieuse qu'encombrante...

Et au bout de la route, que trouveront-ils ? L'espoir ou... le pire ?

Je ne vous le cacherai pas, j'ai trouvé ce roman un peu trop manichéen à mon goût. Toutefois, cela s'explique par la construction du roman et la voie choisie par Pierre Bordage pour traiter de son sujet imposé du vendredi 13. Car, vous l'aurez compris, sans doute, en lisant le titre du roman, c'est de destin dont il est question. Comme si, en ce jour de superstition, symbole de noire malchance pour les uns, espérance d'évènements favorables pour les autres, la vie de Sahil, en équilibre précaire, allait basculer irrémédiablement du "bon" ou du "mauvais" côté...

"L'arcane sans nom" est le nom qu'on donne à la lame n°13 du tarot marseillais. Une carte à double tranchant, selon qu'on la retourne à l'endroit ou à l'envers, exactement comme le destin de Sahil, dont lui-même ne sait pas s'il lui réserve une sensible amélioration de son sort ou... une fin prématurée et violente...

Et, suivant cette logique, chacun des personnages qui gravitent autour du jeune déserteur joue le rôle d'une autre carte du jeu vital mis en scène par Bordage. Et chacune de ses cartes apporte à Sahil de bonnes ou de mauvaises influences, chahutant le jeune homme qui ne maîtrise plus grand chose de sa propre existence, en attendant de voir où cette lame... de fond va le mener.

On peut trouver que le récit aurait mérité d'être approfondi, tant dans les faits que dans la psychologie des personnages, mais c'est le format de cette collection qui demande un texte très ramassé, presque concentré. En revanche, le suspense est imparable, ça va vite, les rebondissements sont nombreux et, en corollaire de ce que je viens d'évoquer, on se demande à chaque apparition d'un nouveau personnage, de quel côté il se rangera, s'il contribuera à l'avancée des fuyards ou à les remettre dans le collimateur des poursuivants de Sahil, que ce soit des assassins ou des représentants de l'ordre.

Mais, plus largement, en prenant un peu de recul, on se rend compte aussi que "l'Arcane sans nom" est le combat de trois marginaux contre tout un système qui les rejette. Si on ne sait pas grand chose de Ten, on comprend que ce n'est pas par conviction qu'elle a rejoint un groupe sataniste, mais par besoin de se fondre dans un groupe, de ne plus se sentir rejeter et de crier un profond mal-être. Djidjo est Rom, communauté régulièrement choisie comme un bouc-émissaire d'à peu près tout et n'importe quoi, qui traîne une réputation funeste. A tel point que, dans la "salle d'attente" de la femme qui soigne Sahil, on ne trouve que des Roms, car, dixit Djidjo, personne d'autre ne ferait confiance à une Rom pour le soigner. Enfin, Sahil est un afghan, donc une graine de terroriste, forcément, un de ces réfugiés si différent aux yeux d'une France qui ne jure que par l'assimilation...

D'ailleurs, Sahil lui-même ne comprend pas ce monde nouveau où il a mis les pieds. Son éducation, sa culture, ses valeurs sont si éloignées de celles qui lui ont été inculquées dans son pays natal qu'il a bien du mal à comprendre tout ce qui l'entoure et, finalement, tout ce qui lui arrive. Cet eldorado, outre qu'il se révèle être d'abord une nasse, puis un piège bien pire encore pour lui, il ne lui trouve pas beaucoup de bons côtés, sa retenue et sa pudeur, entre autres, étant mises à rude épreuve dans une société où ces deux mots n'ont plus grand sens.

Mais, s'il ne comprend pas vraiment les motivations de ses ennemis, la fréquentation de ses alliés va lui en enseigner beaucoup. L'amour, la séduction, l'amitié, la solidarité, la fraternité (à défaut de liberté et d'égalité, difficilement atteignables dans ce contexte agité...), le désintéressement, la bonté, autant de choses qu'un ancien militaire d'un pays en grève aux us et coutumes très différents n'avait eu que peu d'occasions d'expérimenter.

Et puisque j'évoquais un manichéisme certain, dans ce roman, je note que les personnages féminins sont tous positifs et les personnages masculins, tous négatifs... Un peu facile, non, Monsieur Bordage ?

Pour autant, je vous conseille cette lecture, pas isolée, mais en lien avec les autres romans de cette collection qui, à terme, devraient aboutir à la réalisation de téléfilms... Et puis, j'avais très envie d'évoquer cette collection dont les couvertures (vous êtes nombreux, je le sais, à y être sensibles) sont très réussies : une couverture toute blanche, avec l'auteur, le titre et la maison d'éditions. Et, en son milieu, un triangle découpé qui laisse apparaître un oeil qui nous regarde, nous lecteurs. Un oeil qui appartient à l'auteur lui-même pour un effet saisissant (et, croyez-moi, ça rend mieux en vrai que sur la copie ci-dessus)...

Et nous en reparlerons bientôt de "Vendredi 13, car arrive à la fin de ce mois, le nouveau roman de Pierre Pelot, un des 13 auteurs choisis pour cette collection. Ca s'appelle "Givre noir" et j'ai hâte de m'y attaquer...

jeudi 1 mars 2012

"Le but même de l'art est d'immortaliser l'éphémère" (Dominique Fernandez).

J'aime beaucoup lire des romans qui ont pour sujet central les peintres ou la peinture. Que ces peintres et peintures aient existé, ou non, même si, dans le premier cas, le plaisir vient aussi de pouvoir regarder les oeuvres en cours de lecture. Pas étonnant, donc, de retrouver en titre de ce billet, une phrase de Dominique Fernandez, dont je vous conseille la remarquable biographie romanesque du Caravage, "la course à l'abîme". Refermons cette parenthèse pour s'intéresser à un livre où il est donc beaucoup question de peinture et de tableaux qui viennent contredire la phrase de Fernandez. Et surtout, d'un mystérieux modèle qui défie (voire abolit) l'entendement... Il s'agit d'un roman fantastique signé par une auteure d'origine vietnamienne, de langue française, Thanh-Van Tran-Nhut, et s'intitule "la femme dans le miroir" (disponible en poche chez Pocket).


Couverture La femme dans le miroir


Adrien exerce la profession de traducteur. Il est spécialiste de la traduction de l'oeuvre du poète Hafez, un poète du XIVème siècle, un des plus grands auteurs de langue persane. Mais, depuis 6 mois, Adrien traverse une mauvaise passe. Le décès brutal de son épouse, Emma, l'a laissé dans un état de profonde dépression.

6 mois à s'apitoyer sur son sort, c'en est assez. Adrien décide de reprendre sa vie en main. Et c'est avec Léna, la meilleure amie du couple qu'il formait avec Emma, qu'il retrouve le monde des vivants. Et comme la demoiselle est une spécialiste de l'expertise des tableaux, c'est tout naturellement qu'elle emmène Adrien, pour sa première sortie post-dépression, dans une galerie d'art.

Alors qu'il flâne dans la galerie, Adrien tombe en arrêt devant deux vanités, peintes par un obscur maître hollandais, Pieter Haussen. La première est datée de 1620, l'autre ne porte aucune indication chronologique. Mais, Adrien comme Léna en sont sûrs, c'est la jeune femme qui a servi de modèle au peintre pour ces deux tableaux. Et c'est en la voyant que le jeune homme a ressenti un déferlement d'émotions. Elle semble avoir eu un effet quasi magnétique sur le garçon, sans qu'il puisse vraiment s'expliquer pourquoi.

Peu à peu, il reprend sa vie, oublie la galerie, les vanités et le modèle. Jusqu'à ce qu'on dépose devant chez lui une invitation à visiter une galerie d'arts. Pas la même que celle qu'il a déjà visitée en compagnie de Léna. L'idée lui semble amusante, un clin d'oeil à cette sortie qui a marqué le retour au beau fixe. La galerie en question tient plus d'un magasin d'antiquités, voire d'un capharnaüm, que d'un lieu d'exposition. Pourtant, Adrien va y découvrir un tableau qui va le bouleverser (et avoir des conséquences fondamentales sur son existence) : sur cette toile, pas de toute, est représentée la même femme que sur les vanités.

Plus il observe ce tableau de près, plus il est persuadé qu'il s'agit bien de la même personne. Or, c'est tout bonnement impossible : cette nouvelle toile est signée par un peintre suisse oublié et datée de... 1925. Soit 3 siècles après les peintures de Haussen...

Adrien veut absolument comprendre comment cette jeune femme a pu être peinte à 300 ans d'écart par deux peintres... Et comme les analyses scientifiques que réalisent Léna pour mettre en évidence une possible supercherie ne viennent que confirmer les certitudes d'Adrien, il se lance à coeur perdu dans une enquête approfondie pour découvrir les secrets de cette mystérieuse femme.

Une enquête qui, bien vite, va entraîner le garçon sur des voies de plus en plus étranges, tandis que tout sa vie prend un tour de plus en plus irrationnel. Mais ni lui, ni le lecteur, ne se rend compte tout de suite que ce qui se passe a cessé d'être tout à fait normal. Une fois que nous l'aurons réalisé, il sera trop tard pour Adrien, qui a entamé (ou poursuivi ?) un périple terrible vers la folie.

Car Adrien n'est nullement sorti de la dépression, il l'a juste projeté sur cette créature de toile et d'huile dont il s'est entichée. Tout ce que fais, pense et vis Adrien va inéluctablement le ramener à la mort. Toutes ses recherches, ses rencontres, ses hypothèses ont un lien direct avec elle et l'ambiance du roman devient franchement morbide.

En voulant se persuader à tous crins que cette jeune femme a pu traverser les siècles pour être la muse de différents artistes qui l'ont justement immortalisé sur la toile, Adrien fuit son propre malheur, son propre deuil. Tout au long de cette descente aux enfers, il sème des indices que le lecteur découvre peu à peu. Mais, cette descente est sans retour, Adrien n'est pas Orphée, Emma n'est pas Eurydice...

Voilà pour une des visions, rationnelle, celle-là, de ce roman. On peut aussi en avoir une bien plus étrange, en allant jusqu'au bout de la logique avec Adrien. Ses recherches techniques sur les pigments sont fascinantes, les liens qu'il établit avec l'alchimie rajoutent à l'aspect mystérieux de son enquête. Le projet fou qu'il semble nourrir et que rien ne semble pouvoir entraver, pas même les craintes de Léna, est fort séduisant.

Quant au dénouement, à chacun d'en faire sa lecture, que vous soyez un indécrottable cartésien ou enclin à ne pas tout expliquer avec comme simple outil votre raison.

Toutefois, dans les deux cas, vous vous demanderez forcément ce qui va se passer après la fin du livre. Et là, quelque soit la lecture que vous ferez de "la femme dans le miroir", vous vous demanderez comme moi, j'en suis certain, si Adrien a enfin trouvé la paix ou si le pire commence pour lui.

Je me suis par moment senti très mal à l'aise pendant la lecture de ce roman avant de "trouver ma voie" et de comprendre où l'auteure, et Adrien, voulaient m'emmener. Tout y est noirceur et la seule beauté de la femme peinte sur ces toiles ne suffit pas à éclairer tout cela. Au contraire, il émane d'elle un je-ne-sais-quoi de maléfique qui, à mes yeux, a fait de "la femme au miroir", si souvent peinte, une espèce de Sirène picturale qui prend les hommes ayant le malheur de croiser son regard ou même sa silhouette dans ses filets et les mène au désastre.

Sachez que cette notion de malaise est pour moi une des vraies qualités de ce livre, dont l'atmosphère peut aussi, je le comprends volontiers, agir comme un répulsif. Ce côté presque gothique m'a beaucoup plus et les personnages secondaires, comme tout ce que fait Adrien, concourent à cette ambiance.

J'ai été convaincu, d'autres beaucoup moins, si j'en crois d'autres blogs ici ou là. Mais, je vous l'avoue, moi aussi, j'ai eu envie de voir ces tableaux, de découvrir ce que je ressentirais si j'étais, à mon tour, debout devant "la femme dans le miroir"...

Histoire de connaître un moment d'éternité, à défaut d'immortalité.