samedi 9 juin 2012

"La mort ne peut être vécue" (Ludwig Wittgenstein).

Persévérer est diabolique, dit la seconde partie d'un célèbre adage. Je n'ai pas fait d'erreur en lisant "La Sibylle de la Révolution", de Nicolas Bouchard, mais je n'avais pas été totalement emballé. Pour autant, j'ai voulu finir ce que j'avais commencé en lisant les deux autres volets de la trilogie consacrée à Marie-Adélaïde Lenormand (le billet sur "la Sibylle et le Marquis" viendra d'ici quelques jours, soyez patients !). Je ne sais pas si je serai damné pour cela, mais j'ai fait le bon choix, tant ces deux romans m'ont captivé. Commençons donc par le commencement, ou plutôt, le centre de cette trilogie, avec un billet consacré à un roman au titre "joliment" évocateur : "le traité des supplices", signé, donc, Nicolas Bouchard (en grand format aux éditions Belfond, désormais disponible en poche chez 10/18).


Couverture Le Traité des supplices


Eté 1794. L'exécution de Robespierre, et de beaucoup d'autres avant et avec lui, a mis fin à la Terreur. Mais, dans le pays tout entier, cette période terrible, d'une violence inouïe, a laissé des traces indélébiles. A Lyon, par exemple, on a beau se réjouir de la chute du tyran, on ne peut oublier les massacres qui ont ensanglanté la ville depuis des années. Pour essayer d'exorciser l'horreur vécue sous la Terreur, une partie de la population de la ville décide de s'en prendre à un des symboles de cette tyrannie : la prison des Recluses, où les condamnés attendaient un sort funeste mais, paraît-il, parfaitement égalitaire...

Une espèce de prise de la Bastille à l'envers, en quelque sorte... Geste inutile, mais vrai exutoire. La populace ne rencontre aucune résistance à son action, la prison est vite conquise. Et, au sous-sol, un petit groupe de personnes va découvrir l'horreur à l'état brut : des corps, encore des corps, un très grand nombre de corps mutilés, torturés, massacrés, laissés là comme un tas d'ordures dans une décharge publique.

Parmi les quatre hommes qui font cette découverte macabre, on trouve un prêtre, l'abbé la Madelle, un juge nommé Pilar, un jeune avocat, Chalais et un médecin, le docteur Müller. Pour ces hommes, pourtant habitués à côtoyer l'horreur depuis des années, le choc est immense. La colère, aussi.

Une colère qui se concentre sur un seul être, le seul capable d'avoir commis ces actes ignobles, tant il en a déjà commis et ordonné à Lyon : Joseph Fouché.

Sauf que Fouché, sentant le vent tourner, a pris la poudre d'escampette. L'homme est introuvable mais la rumeur court qu'il aurait regagné Paris. Alors, les quatre hommes, prêts à tout pour que le monstre Fouché soit condamné à son tour pour tous les crimes dont il est responsable, décident de laisser leur ville de Lyon panser ses plaies et gagnent la capitale, dans l'espoir d'y retrouver la trace de Fouché.

Et, pour marquer leur détermination, sous l'impulsion de l'abbé la Madelle, ils baptisent leur petit groupe les "Compagnons de Jéhu", du nom d'un roi biblique qui chassa d'Israël les fidèles du culte de Baal. Mais les "Compagnons de Jéhu" ont beau être animé par une noble cause, alimentée par la flamme de la justice, ils n'en sont pas moins d'une naïveté terrible qui, à Paris, va vite devenir un lourd handicap, voire, carrément, un défaut mortel.

Lorsqu'ils croisent par hasard la route de Marie-Adélaïde Lenormand, fameuse cartomancienne connue pour ses visions concernant l'avenir, celle-ci s'intéresse à leur quête. Mais la curiosité de la Sibylle va rapidement être mise à mal par des visions atroces, des visions de mort qui touchent ces hommes courageux mais bien inconscients du danger qui les guettent.

Plus grave, ces visions impliquent la Sibylle elle-même et la voilà qui craint pour sa propre vie... Alors, quand les "Compagnons de Jéhu" tombent dans une embuscade mortelle, Marie-Adélaïde décide de braver la mort qui plane au-dessus d'elle, de reprendre l'enquête des Lyonnais et de retrouver celui qui se fait appeler "l'Innommable", fût-il Fouché ou... quelqu'un d'autre.

Un ennemi insensé, auteur d'un ouvrage terrifiant, "le traité des supplices", dont Marie-Adélaïde pourrait devenir, bien malgré elle et pour son plus grand malheur, un des chapitres...

Je vous le dis d'emblée, ça faisait quelque temps que je n'avais pas lu un roman aussi gore (sans doute depuis "de fièvre et de sang", de Sire Cédric). "Le traité des supplices" n'est pas à mettre entre toute les mains, en tout cas si vous êtes sensibles aux descriptions. Pour les plus solides d'entre vous, ce sera une lecture passionnante, pleine de suspense et d'action.

Après une première enquête au tout début de la Terreur, Nicolas Bouchard quitte le contexte plus frivole de "la Sibylle de la Révolution", pour nous entraîner dans les bas-fonds de la capitale et de l'âme humaine (oui, de temps en temps, je me permets un joli cliché...). Une occasion de rappeler les exactions commises sous la Terreur, pas seulement en Vendée, mais donc également à Lyon, sous la houlette de Fouché, déjà cité, et du tout aussi sinistre Collot d'Herbois.

A cet égard, une étonnante comparaison m'est venue à l'esprit en lisant ce roman : "le traité des supplices" m'a rappelé "les Bienveillantes", le roman si controversé et pourtant si récompensé de Jonathan Littell. Evidemment, les contextes historiques et les histoires développées dans ces deux ouvrages sont très différents, mais il y a un point commun, je trouve : l'ombre propice que procurent à des monstres les époques les plus monstrueuses de notre Histoire.

Le "héros" de Littell, comme l'auteur du traité des supplices créé par Bouchard, peuvent s'adonner en toute quiétude à leurs atrocités, puisqu'elles passent totalement inaperçues dans un monde lui même en proie à l'horreur quotidienne. Fin de la parenthèse philosophique qui, j'en suis certain, vous fera bien réfléchir, disons, quelques minutes...

J'ai beaucoup apprécié la façon dont Bouchard intègre les véritables personnages historiques à son histoire fictive. Deux cas, en particulier. D'abord, Fouché, on en a déjà parlé. Son ombre plane sur tout le roman, ses apparitions sont ambiguës à souhait et on se demande vraiment, à l'image des quatre Lyonnais, s'il n'est pas l'auteur du traité des supplices, tant sa personnalité et ses actes correspondent. Bouchard profite là à merveille d'un vide historique cher aux romanciers : Fouché a effectivement disparu à cette époque, pendant quelques mois, sans doute pour échapper à la guillotine qui décimaient son clan politique. Mais qu'a-t-il fait pendant cette période ? Nul ne le sait exactement...

Second exemple, Joséphine de Beauharnais, qui apparaît brièvement, mais qui est la nouvelle protectrice de Marie-Adélaïde Lenormand, Vadier ayant dû, lui aussi, se faire tout petit en ces temps troublés... Là encore, rien ne prouve que les deux femmes se soient même rencontrées, mais cette protection d'une jeune femme en vue, fiancée à un personnage encore mal connu mais qui commence à gagner en considération. Vous voyez de qui je veux parler ?

En la plaçant dans l'entourage de Joséphine, Bouchard peut alors utiliser les visions de la Sibylle pour nous faire entrevoir le futur de la France, un futur contrasté, sombre, même, peut-être inquiétant. Un futur entraperçu à la toute fin de "la Sibylle de la Révolution", dans une vision assez floue, mais qui va commencer à prendre corps et s'incarner à la dernière page du "traité des supplices" (le roman, pas l'ouvrage ainsi nommé, vous me suivez ?), dans une scène toute en ambiguïté, comme si l'avènement annoncé d'un grand homme devait, hélas, réserver de nouvelles horreurs à un pays déjà bien meurtri...

Je ne peux finir ce billet sans évoquer la personnalité de la Sibylle elle-même. Car, dans ce deuxième volet, elle change, elle évolue, presque malgré elle. Les visions qui l'assaillent, sans qu'elle puisse maîtriser leur flux, sans parfois qu'elle puisse les interpréter clairement mais dont elle a la certitude qu'elles s'avéreront dans un avenir plus ou moins proche, changent, elle aussi.

Ces visions se font de plus en plus noires, violentes, morbides, mortelles, même. On a le sentiment que ces visions, avec lesquelles Marie-Adélaïde a toujours eu du mal à cohabiter mais qu'elle a appris à décrypter, se retournent contre elle, font planer sur elle une menace latente, comme une épée de Damoclès... Les valeurs, dans ces visions, semblent s'inverser et la Sibylle, comme le lecteur, a bien du mal à savoir où se trouvent réellement le bien et le mal (si tant est que ce soit aussi simple...).

Bizarrement, dans ce second volet, elle apparaît plus en retrait. Le récit implique d'abord les Lyonnais, elle n'est qu'un témoin de cela. Mais, ce sont ses visions obsédantes et dangereuses pour sa santé mentales, ainsi que les évènements qui vont la pousser à s'impliquer dans cette affaire, presque malgré elle. Ses visions deviennent de vraies tortures, le seul moyen de les faire cesser, c'est de découvrir la vérité pour retrouver la sérénité, au risque de se mettre en grand danger.

Avec "le traité des supplices", Nicolas Bouchard nous propose un thriller historique très noir, très violent, avec un argument central, l'explication de ce qu'est ce fameux traité, qui fait froid dans le dos... Les descriptions se font extrêmement réalistes, rien n'est épargné au lecteur des détails de ce que recherche "l'Innommable".

Mais de fausses pistes en faux-semblants, tout se tient, se met en place et le danger, comme l'assistance ne viendront pas forcément de là où on les attend. Et même si, comme moi, vous découvrez l'identité du monstre avant le dénouement final, ça ne fait rien, car ce dénouement vous tiendra en haleine, dans la foulée d'une Sibylle qui a le chic pour se jeter dans la gueule du loup.

Vraiment, je ne regrette pas d'avoir persévéré, "le traité des supplices" a été un très bon moment de lecture.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire