mardi 6 novembre 2012

D'où vient-elle ? Où va-t-elle ? Dans quel état erre-t-elle ?


Voilà un roman métissé, s’il en est… Du Nord de la France à New York, en passant par l’Inde, pays natal de l’auteur du jour, nous allons voyager. Mais pas forcément à la façon de touristes, je vous préviens tout de suite, parce que le voyage auquel nous convie Abha Dawesar dans son nouveau roman « Sensorium » (publié aux éditions Héloïse d’Ormesson) est d’abord un voyage intérieur, dans sa tête, dans son esprit, dans son âme, dans ses racines, autant de domaines qu’elle explore à la recherche de réponses à des questions existentielles, que j’ai brièvement, et avec un peu d’ironie, exposées dans le titre de ce billet. Accrochez-vous, voici un roman pas banal dans son fond, mais aussi dans sa forme (et ça ne va pas être de la tarte pour vous expliquer tout ça…).


Couverture Sensorium


Durga est une artiste. Originaire d’Inde, elle partage sa vie entre son pays natal, et New York. Mais elle ne déteste pas passer quelque temps en France, sans doute la raison de son choix d’accepter un séjour dans une résidence d’artistes située dans la région lilloise, en compagnie d’autres artistes contemporains venus des quatre coins du monde.

Mais voilà, Durga arrive là dans des dispositions mitigées. Voilà un certain temps qu’elle se sent déprimée, mal à l’aise, pas en confiance… Elle n’a plus vraiment l’impression de maîtriser son existence, de savoir ni d’où elle vient, ni où elle va. Lors d’un séjour en Inde, alors qu’elle s’ouvre de son mal-être à ses proches, un de ses cousins lui propose de l’emmener voir un devin. Elle accepte de consulter cet homme qui lui apprend que si elle se sent si mal, c’est parce qu’elle paye dans cette vie des évènements tragiques qu’elle a provoqués dans une vie antérieur : le suicide d’une femme et la mort de son jeune enfant…

Même si Durga s’est beaucoup occidentalisée, voilà qui reste dur à avaler… Une culpabilité latente, voilà qui pourrait expliquer ses maux… Mais, au-delà de cette situation délicate, c’est une quête bien plus profonde que Durga doit entamer : celle de sa véritable personnalité. Est-elle Indienne ? Américaine ? Européenne ? Quelle est sa culture, quelles sont ses racines ? Malgré son évidente modernité, la jeune femme peut-elle tirer un simple trait sur les traditions dans lesquelles elle a été élevée ?

Durga va traverser sa résidence d’artistes presque comme un fantôme, l’inspiration en berne, à part une œuvre figurant les connections entre synapses qui se font dans nos cerveaux… Mais elle ne s’entend guère avec les autres artistes, ne profite guère du séjour, continue à lutter contre ce mal-être persistant, ce bourdon qui ne veut pas la quitter.

Même une fois la résidence terminée, il la suit, la poursuit, même. Son travail s’en ressent vraiment, elle a du mal à trouver des galeries pour exposer son travail, elle accouche péniblement de ses nouvelles créations. Et voilà que des maux physiques, désormais, apparaissent. Des maux de gorge chroniques qui semblent apparaître et disparaître quand bon leur semblent et contre lesquels Durga reste impuissante. Rien n’y fait, ni les médicaments habituels, ni les traitements prescrits par différents médecins, à New York, comme en Inde… A croire que son corps se révolte contre elle !

Des soucis de santé qui la font cogiter encore un peu plus. Décidément, elle a bien du mal à savoir qui elle est vraiment, à quelle culture, à quel monde elle appartient. Et si la solution à ses problèmes était justement dans un cocktail savamment dosé entre traditions venues d’Inde et modernité occidentale ? La science américaine ultra rationnelle d’une part, et la spiritualité ancestrale de l’Inde de l’autre ?

Car il se trouve que Durga est placé sous la protection d’un des plus célèbres dieux du Panthéon indien : l’éléphant Ganesh. Au long du roman, sa présence est permanente, bien qu’épisodique. On retrouve l’éléphant ici et là mais aussi les autres avatars de cette divinité ma foi assez complexe pour le béotien que je suis en la matière. On sent bien, toutefois, que si solutions aux divers problèmes de Durga il doit y avoir, cela passera sans doute par ce personnage puissant. Mais pas seulement.

Difficile de raconter plus la trame de « Sensorium », parce que l’essentiel n’est pas seulement dans la tranche de vie (largement autobiographique) que nous relate Abha Dawesar dans ce livre, mais bel et bien dans toutes les réflexions qui l’entourent et que l’auteur nous fait partager, comme si l’on découvrait un manuscrit annoté… Ah oui, je vous préviens, « Sensorium » est une expérience de lecture. Lecteur passif, s’abstenir ! Abha Dawesar nous demande de sérieux efforts de concentration mais aussi d’organisation pour suivre au mieux le fil de sa pensée vagabonde.

Tentative d’explication : vous entamez avec curiosité la lecture d’un roman dont on vous a parlé en bien. Vous vous installez le plus confortablement possible, le sourire aux lèvres vous avalez le premier chapitre, attaquez le second et là, page 12, patatras !, se présente l’inattendu… Au beau milieu d’une phrase, vous tournez la page et tombez nez à nez non pas avec la suite et la fin logiques de cette même phrase mais sur une page qui n’a manifestement rien à voir, en tout cas indépendante du texte que vous lisiez jusqu’ici…

Surprise, étonnement, moment de flottement… La phrase du bas de la page 11 continue bien, mais en haut de la page 13. Entre elles, cette fameuse page 12. Une page qui s’ouvre et se ferme par une espèce d’astérisque stylisé. La typographie a changé aussi, la mise en page également… Et il y a même des dessins ! Fichtre, qu’est-ce donc là ?

On prend soin de finir la phrase du bas de la page 11 et on se penche enfin sur cette curieuse page 12... Une digression pour éclairer un point de la page précédente, une digression à la fois historique et scientifique. Pas mal… Après l’inquiétude première, on se prend au jeu, certes pas évident, de ces divagations (je ne donne aucun sens péjoratif à ce mot, je le précise) qui viennent apporter à chaque fois (eh oui, ces fameuses pages surprises, encadrées par des astérisques, il y en a plein « Sensorium », je vous préviens, plus ou moins longues) des éclairages quelquefois anecdotiques, ce qui ne veut pas dire inintéressants, d’autres fois plus profonds, plus complexes aussi.

Dans ces digressions, la narratrice ou l’auteur, ou les deux, aborde des sujets comme l’Histoire, je l’ai déjà évoqué, la science, des sciences parfois de très haute volée, comme l’astrophysique, la philosophie, la spiritualité, la culture indienne. Des éclaircissements souvent bienvenus qu’il serait par ailleurs difficile de caser dans le propre corps du récit sans l’alourdir, le rendre indigeste.

En fait, ces digressions sont comme des notes de bas de page, en plus développé et en mieux intégré au roman lui-même. Comme je l’ai déjà dit plus haut, je crois, entre ces textes sortis de nulle part, ces dessins et leurs légendes, on aurait presque l’impression d’avoir entre les mains les épreuves d’un livre à sortir avec les corrections de l’auteur faites dans la marge. C’est très original et, une fois qu’on a pris le coup de main, on s’habitue bien à ce rythme forcément un peu plus haché que celui d’une lecture plus linéaire.

On en vient même à se demander le pourquoi du comment de cette composition. Oui, pourquoi avoir choisi ce mode de narration plutôt déstructuré, qui risque, qui plus est, de dérouter plus d’un lecteur ? Il doit bien y avoir une raison à cela, et pas simplement la volonté d’illustrer par des exemples concrets, des histoires hors contexte ce qui arrive dans la vie de Durga.

A partir d’ici, j’échafaude une hypothèse tout à fait personnelle, qu’on peut ne pas partager du tout. Mais, il m’a semblé, tout au long de « Sensorium » que tout, du récit de Durga jusqu’à ces digressions, nous ramenait à un seul élément : le cerveau de Durga. Voilà, en fait, « Sensorium », c’est une sorte de voyage dans le cerveau de Durga, là où s’élabore son récit premier, mais là aussi où l’activité bouillonne en permanence, où les pensées fusent en tout sens.

Je vois ces digressions comme des associations d’idées, comme la mise en action d’un esprit d’escalier. Et, à l’image de l’œuvre sur laquelle travaille Durga pendant sa résidence d’artistes dans les Flandres, on se croit presque en train d’observer les connections synaptiques, le boulot de transmission des neurones, etc.

Ce qui me renforce dans cette idée de narration cérébrale, si je puis m’exprimer ainsi, c’est l’alternance des pages où commencent les digressions. Parfois du côté pair, comme notre fameuse page 12 qui nous a si bien servi d’exemple (enfin, j’espère…), parfois du côté impair. Une dichotomie comme celle de notre cerveau, qui lui aussi est divisé en deux hémisphères aux missions différentes. Bon, rassurez-vous, je ne vais pas aller plus loin dans mes élucubrations, je ne suis pas allé jusqu’à recenser les sujets des pages paires et ceux des pages impaires pour comparer et faire des corrélations (même si, je dois l’avouer, ça m’a un moment traversé l’esprit…).

Bref, voilà un moyen de transport immobile assez curieux : voyager dans le cerveau d’une autre, qui plus est, une artiste, une femme écrivain, une personne qui s’intéresse aux sciences, à la philosophie, sans complètement rejeter la question spirituelle… On peut rêver pire carrosse, non ? Entre le récit de Durga, la relation de cette période délicate de sa vie, marquée par la déprime et les problèmes de santé, et ces digressions tous azimuts, il y a énormément de choses à prendre, presque à picorer, mais qui viennent enrichir le lecteur.

Et surtout, et nous aurons ainsi bouclé la boucle, on retrouve dans le fond comme dans la forme cette dichotomie qui nous habite tous, nous êtres dotés d’un cerveau. Nous sommes tous doubles, même si l’on ne s’en rend pas forcément compte. Durga peut-être plus que tout autre, puisque sa division se fait au niveau intrinsèque au niveau de son être : née en Inde, elle vit la plupart du temps aux Etats-Unis ou en Europe.

Ses racines plongent profondément dans la richissime culture du sous-continent, des coutumes, des traditions, des croyances auxquelles sa famille reste profondément attachée et ses branches, elles, croissent dans le monde matérialiste, si terre à terre, de l’Occident qui a perdu de vue depuis longtemps ses habitudes d’antan pour entrer dans une modernité effrénée.

Mais justement, plutôt que de se demander si elle est l’un ou l’autre, si elle doit rompre avec les premières pour s’acculturer totalement dans le second, Durga va devoir apprendre à concilier les deux influences. Les conjuguer pour qu’elles s’unissent et gagnent en force, et non les opposer, comme on aurait plutôt tendance (naturellement ?) à le faire ?

« Sensorium » est donc peut-être la constations qu’un monde pluriel peut avancer par le mélange des cultures et non par l’absorption de toutes les autres par un modèle culturel dominant. L’identité qui est celle de chacun d’entre nous est complexe et se forge, telles les couches de sédiments au fond d’un océan, tout au long de notre existence, de nos expériences, de nos changements de cap, de nos apprentissages, etc.

A condition d’avoir, évidemment, un cerveau en état de fonctionnement. Un cerveau capable de mettre sur la même longueur d’ondes ses deux hémisphères, de faire des différences des atouts et non des obstacles.


1 commentaire:

  1. waouh, pour tous les petits à côté que tu présentes, la fantaisie et la complexité, je prends note de ce livre ;)Et puis la mixité culturelle, je baigne dedans, même si la théorie est encore bien loin de la pratique ! Merci pour cette chronique

    RépondreSupprimer