mardi 25 décembre 2012

"Puisque c'est écrit qu'après l'enfance c'est quasiment fini..." (Renaud, "Le Sirop de la Rue").

Il y a dans la littérature française, une longue tradition d'écrivains mauvais garçons. Sans doute cela remonte-t-il à François Villon, peut-être même avant. Nan Aurousseau fait partie, à sa façon, de cette tradition. En quatre courts romans, dont les deux plus remarqués sont "Bleu de chauffe" et "Du même auteur", Nan Aurousseau a su nous faire découvrir sa vie, passée au filtre romanesque, ses erreurs de parcours, son quotidien de voyou. Avec "Quartier Charogne", je m'attendais à retrouver cette veine, cette gouaille que j'ai aimée dans ses deux premiers romans. Mais, surprise en ouvrant le livre : "Quartier Charogne" (en grand format chez Stock) n'est pas un roman, mais un récit autobiographique, le premier volet de ce qui sera, selon l'auteur lui-même, une trilogie consacrée à sa jeunesse pour le moins turbulente... Si la plume est toujours aussi agréable, ce récit, dépouillé de sa dimension fictionnelle, dresse le portrait d'une époque et d'une jeunesse déboussolée.


Couverture Quartier Charogne


Dès la première phrase du livre, le décor est planté : "Mon père était un salaud. Il est mort dans les chiottes en poussant." Les choses seront dites sans ambage, franchement et dans une langue qui claque mais n'est jamais dénuée d'humour.

Nan Aurousseau est né au tout début des années 50, dans une famille nombreuse, puisqu'il a 5 frères et soeurs. Sa mère, que le garçon adore, doit endurer les violences d'un père alcoolique qui possède pourtant de vrais talents professionnels. L'homme a en effet exercé plusieurs métiers à travers la France (dont une période dans l'Ain, à construire et réparer les voies ferrées ; c'est là qu'est né Nan) avant de se fixer à Paris, comme mécanicien et conducteur d'engins.

Nan a 6 ans, en cette année 1957, quand sa nombreuse famille s'installe au 83, rue des Maraîchers, dans le XXème arrondissement de la capitale. Le Quartier Charonne, le Quartier Charogne, comme l'appellent les gamins du coin. Tout à l'est de Paris, le quartier de Casque d'Or, comme le rappelle l'auteur en préambule, un quartier comme on en voit plus de nos jours. Et un quartier, il faut bien le dire aussi, plutôt mal famé, même si on y vit plutôt bien.

C'est donc au milieu des maquereaux et des prostituées, des petits voyous sans envergure et ceux, un peu moins caves, qui se livrent une méchante guerre de territoire d'une rue à l'autre, que Nan grandit, petit garçon curieux, sérieux, assidu à l'école, élève de niveau correct, passionné de bandes-dessinées, et dévoué à sa maman, malgré un côté bagarreur qui va, avec le temps, aller en s'amplifiant.

Nan Aurousseau raconte une vie de famille compliquée : ils sont 8 dans un petit appartement, mais vont passer certains weekends et certaines vacances en bord de Marne, dans un cabanon comme il y en avait beaucoup à cette époque. C'est d'ailleurs en bord de Marne que Nan participera sans le savoir, "à l'insu de son plein gré", pourrait-on dire, à son premier cambriolage, en compagnie d'un ami de son père, un marinier arrondissant ses fins de mois en jouant les monte-en-l'air dans les résidences secondaires du coin. Une croustillante anecdote, parmi d'autres, racontée dans le livre, ce qui fait aussi tout son sel.

Peu à peu, l'alcoolisme du père de famille et la violence qui en découlent vont pourrir l'existence d'une famille pourtant sans histoire, unie. Jusqu'à ce qu'un soir, Nan lui-même, prenant la parole au nom de la fratrie, chasse, du haut de ses 10 ans à peine, ce père indigne... Début d'une spirale qui, à terme, mènera, à quelques années de distance, père et fils derrière les barreaux.

Pourtant, avec ou sans père, la vie de Nan est joyeuse, heureuse, même, malgré la modestie des revenus familiaux. Le jeune garçon a des amis, des rêves, comme celui de devenir speakerine à la télévision naissante. On le découvre se rendant aux studios des Buttes-Chaumont avec un de ses amis, déguisés en femme (^^) et avoir droit, à défaut d'une carrière audiovisuelle, à une visite guidée des lieux en plein tournage. On le voit encore se rêvant auteur de théâtre et comédien, montant des tréteaux dans la cour du 83, rue de Maraîchers et offrant la représentation à un public forcément conquis...

Mais si cette enfance peut sembler tranquille, heureuse autant qu'elle peut l'être, même si la famille Aurousseau reste unie, soudée, même, autour d'une mère qui, après le départ du père, fera bouillir la marmite pour toute la fratrie, peu à peu, on sent que le jeune Nan va se créer une deuxième existence, dans la rue, celle-là.

Une vie faite d'amitié, de plus ou moins longue durée, en fonction des déménagements des uns et des autres, des tromperies, parfois, comme ces vacances promises qui échoiront finalement à un autre que Nan, déconfit devant la porte de cet "ami" lorsqu'il découvre presque fortuitement qu'il ne sera pas du voyage. Des amitiés, oui, on est au-delà de la simple fréquentation, qui vont prendre un tour plus risqué, par exemple lorsque Nan s'acoquine avec Schtomo, jeune manouche, avec qui il fera ses premiers mauvais coups (pas franchement une réussite, mais un apprentissage qui le placera sur la pente savonneuse de la délinquance).

Car, au-delà de ce Quartier Charogne, déjà plutôt mal fréquenté, il y a... la Zone. On est au tournant des années 50-60, Paris n'est pas encore cernée par le périphérique, les grandes banlieues-dortoirs, ces cités dont on parle tant aujourd'hui (et où, dit Aurousseau, s'est désormais déplacée l'école de la rue) n'existent pas encore... Non, un immense terrain vague où ne traînent que les mauvais garçons, ceux que l'on commence à appeler les Blousons Noirs.

Nan va bientôt faire partie de ces Blousons Noirs. Pas forcément par des actes violents, en tout cas pas tout de suite, même si l'envie apparaît peu à peu de se lancer dans le braquage (les premières tentatives en la matière se solderont par des échecs retentissants...). Non, d'abord, Nan est un blouson noir qui traîne dans les rues, la rue Schubert, en particulier, rue voisine de la rue des Maraîchers.

Là, vêtu de noir, les cheveux longs, il écoute du rock, Gene Vincent, bien sûr, idole de bien des blousons noirs pour ses attitudes rebelles et ses tenues de cuir. Puis ce seront d'autres groupes, dont les Kinks, que l'auteur cite plusieurs fois. Le groupe de Liverpool, rival des Beatles, sera, indirectement, à l'origine des premiers gros soucis de Nan avec la justice.

Certes, le gamin est sous surveillance, car même s'il ne sèche pas l'école, son attitude, certains petits larcins, lui valent l'attention des services sociaux. Mais, lorsqu'il est pris en flagrant délit en train de voler un disque des Kinks (on se croirait dans le "Rockcollection" de Voulzy, mais les conséquences seront bien plus graves), c'est le centre de redressement qui l'attend. Plus exactement, la Ferme de Champagne, à Savigny-sur-Orge, à une vingtaine de kilomètres de Paris (à vue de nez...).

Ce sera le pied à l'étrier du jeune Nan qui quittera vraiment le droit chemin suite à cette expérience délicate. Il y connaîtra le mitard pour ne pas s'être laissé faire par des garçons bien plus méchants et roués que lui. Certes, les services en charge de son dossier essayeront bien de le placer en usine, il y restera bien quelque temps avant que l'appel de la rue ne soit le plus fort. Et que Nan bascule vraiment dans la délinquance, la vraie, celle qui lui vaudra un séjour au département des mineurs de la prison de Fresnes.

Mais c'est avec le départ (forcé) de la famille du 83, rue des Maraîchers que s'achève "Quartier Charogne". Comme une page qui se tourne, la page de l'enfance, d'une jeunesse modeste qui va dériver progressivement vers un passage à l'âge adulte marqué par la violence et les mauvais coups. Car, lorsque sa famille doit quitter cette maison où elle est installée depuis près de 10 ans, Nan va "prendre le maquis", si je puis dire, choisir vraiment la rue et la carrière hors-la-loi qui va avec. Une autre histoire à suivre dans le prochain livre de Nan Aurousseau, que j'attends déjà avec impatience.

"Quartier Charogne" est donc un récit autobiographique, la relation de souvenirs plus qu'une histoire construite, avec un début un milieu, une fin. Mais, Aurousseau, on le sent, y met énormément de sincérité. L'autobiographie souffre toujours d'un prisme déformant, celui de la subjectivité, mais je crois qu'en choisissant de ne pas mettre la mention "roman" sur ce livre, Aurousseau indique bien qu'il essaye d'être le plus fidèle possible dans la relation de sa vie, et ce, même si ses romans étaient déjà largement autobiographiques.

"Quartier Charogne", si ce n'est l'époque, pourrait quasiment être considéré comme un récit picaresque. On oscille au long des pages entre souvenirs d'enfance plein d'espièglerie et souvenirs de jeunesse moins reluisants ou plus graves. Le tout servi par une plume, une vraie. Aurousseau est un écrivain, ça ne fait pas un pli. Et une plume qui, elle aussi, sait varier le ton, drôle, dure, parfois violente, avec un soupçon de cynisme aussi. Ce récit de jeunesse pourrait être raconté avec détachement, presque désinvolture, là, c'est une profonde nostalgie que l'on ressent à cette lecture.

Pas la nostalgie actuelle, celle dans laquelle se complaisent des adulescents atteints du syndrome de Peter Pan et qui pensent que danser sur les tubes de Peter et Sloane ou Début de Soirée leur rendront leur folle jeunesse. Pas de ça chez Aurousseau, qui sait bien que tout cela est derrière lui et ne reviendra pas. Ni remords, ni regrets, juste des souvenirs et quelques blessures qui vont avec.

La nostalgie de Nan Aurousseau porte plus, je pense, sur une époque. Cet après-guerre, ces Trente Glorieuses, dont tout le monde ne profitait sans doute pas, mais où l'atmosphère générale était assez bon enfant. Où même dans le Quartier Charogne, on pouvait se promener sans risque de recevoir un mauvais coup, malgré les règlements de compte et les bastons. Une époque où les codes sociaux étaient bien définis, où voleurs et gendarmes, si je puis dire, jouaient selon les mêmes règles de jeu et, si l'on se faisait prendre, tant pis pour soi !

La nostalgie aussi d'un Paris qui n'existe plus, ce Paris, cent fois remodelé au cours de l'Histoire, mais qui conservait encore une véritable vie de quartier, vie qui, je le regrette, n'existe plus aujourd'hui, ou si peu. Car,  malgré son surnom peu valorisant, le Quartier Charogne connaissait la solidarité, l'entraide, l'amitié et la fidélité. Tout le monde se connaissait, on savait même lesquels quittaient régulièrement le droit chemin ou d'où venaient les revenus de certains autres, sans s'en formaliser plus que ça.

Entre sa vie folle, menée à tout berzingue, sans plus vraiment faire attention à ce qui se passe autour de soi et à ceux que l'on croise au quotidien, entre ses banlieues devenues zones de non-droit où vivent des populations pas franchement rassurées, Paris a effectivement bien changé en un demi-siècle. Et l'on sent, à quelques remarques douces-amères, que Nan Aurousseau ne se reconnaît plus dans ce paysage.

Pas question d'entonner le refrain du "c'était mieux avant", ce n'est pas le propos, mais, malgré la dureté de sa vie, malgré ses erreurs, ses sorties de route, qu'il racontera dans les ouvrages suivants qu'il publiera, et qu'il a payées par des années derrière les barreaux, non, "Quartier Charogne" est le témoignage d'un homme qui, à la soixantaine, souhaite se retourner sur son parcours, le faire partager, dans ses bons comme dans ses mauvais côté, sans pathos, sans moralisme, juste parce qu'il a eu une vie pas ordinaire.

Et, si vous ne connaissez pas encore Nan Aurousseau, je vous encore vivement à combler ce manque, soit en commençant par ce récit, soit en s'attaquant à ses romans, qui ont pour cadre sa vie d'adulte, toujours sur le fil du rasoir. Une bibliographie qui réveille les souvenirs des films noirs des années 60-70, histoire de rendre aussi le lecteur nostalgique d'une époque révolue.


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