mercredi 17 avril 2013

"Tous ici, Israéliens et Palestiniens, Arabes et Juifs, comme tu voudras, nous partageons la même folie."

De retour du festival "Littérature et Journalisme", à Metz, pour un joli weekend sous le signe des livres et des discussions. J'ai eu le bonheur d'animer trois rencontres samedi dernier dans le cadre de ce salon, Chirstian Oster et Jean-Luc Coatalem avaient déjà eu les honneurs de ce blog, il n'en manquait qu'une : Gwenaëlle Aubry, pour un roman très spécial, pour lequel j'avais commencé à cogiter avant de partir pour la Lorraine, mais je voulais pouvoir m'inspirer de ma rencontre et de nos discussions avec l'auteure pour rédiger le billet. De retour, je peux donc vous parler de "Partages", publié à l'automne dernier au Mercure de France, de son histoire, de sa forme et du regard que je porte dessus. Un remarquable roman sur le conflit israélo-palestinien et son inéluctable spirale...


Couverture Partages


Elles ont 17 ans. Elles s'appellent Sarah et Leïla. Elles viennent de deux univers très différents et a priori inconciliables. Au cours de cette histoire, dont elles sont les principales protagonistes, elles ne se croiseront que deux fois, une première tout à fait fortuitement et une seconde comme aimantées l'une par l'autre. Entre ces deux moments, ce sont deux vies, deux histoires familiales, deux communautés, deux entités si proches et pourtant si éloignées l'une deux l'autre, deux visions de l'Histoire, etc., qui vont nous être présentées. Et nous permettront de mesurer tout ce que partagent, sans en avoir conscience, ces deux adolescentes.

Sarah est née et a grandi à New York, dans une famille mixte, puisque sa mère est juive mais pas son père. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la mère de Sarah décide, dans la précipitation, de quitter les Etats-Unis avec sa fille. Direction Israël où elle entend se reconstruire une vie moins dangereuse du côté de Tel Aviv. Avec elle, elle emmène sa fille, de façon péremptoire, sans tenir le père de Sarah informé. Une réaction émotionnelle presque irrationnelle, dont Sarah va avoir bien du mal à se remettre.

Car, elle découvre un pays inconnu, avec des us et coutumes différents de ce qu'elle connaissait dans sa ville natale et surtout un contexte global aux antipodes de la très cosmopolite Big Apple. D'autant plus que la mère ne trouve pas de poste à Tel Aviv, mais à Jérusalem, ville trois fois sainte, mais ville déchirée... Rapidement, on comprend que Sarah se sent d'abord Américaine, avant d'être juive, sans doute au contraire de sa mère qui, de part sa décision, a probablement fait passer ses racines avant leur citoyenneté.

Leïla est née et a grandi en Cisjordanie, dans un de ces camps de réfugiés palestiniens sordides où la vie est dure, violente, inconfortable, où la liberté de mouvement est sans cesse entravée et les représailles sont une terrible épée de Damoclès. Pourtant, Leïla est une jeune fille pleine de vie et d'envies. Elle rêve de pouvoir faire des études, comme l'un de ses frères, des études dans une grande université américaine ou britannique, sans qu'on ait l'impression que ce soit d'abord pour s'arracher à la misère ambiante, mais par idéal personnel.

Son père, qui fait bouillir la marmite familiale, travaille dans le bâtiment. Mais, et vis-à-vis des autres Palestiniens, qu'ils connaissent personnellement la famille ou pas, cela pose un énorme problème, car c'est dans les colonies juives de Cisjordanie que l'homme travaille, aidant les Israéliens à construire ces villes illégales qui grignotent le territoire déjà réduit alloué au peuple palestinien.

Voilà peu à peu ce que l'on découvre, les conditions de vie des deux jeunes filles, chacun de leur côté d'une frontière virtuelle ou d'un mur qui l'est beaucoup moins, des existences radicalement différentes. Et pourtant, elles sont connectées l'une à l'autre, suivant un incroyable parallélisme qui, alors que leurs mondes ne cessent de s'éloigner l'un de l'autre tels des banquises séparées par la fonte inéluctable des glaces, se vérifie à chaque moment marquant.

La quatrième de couverture du livre fait référence à un personnage de la mythologie, Antigone, la fille née de l'inceste d'Oedipe et de sa mère Jocaste. Selon le myhte, elle aurait été enterrée vivante pour avoir voulu donner une sépulture décente à son frère, contre l'édit de son oncle. Une condamnation révoquée suite à un oracle stipulant "d'enterrer les morts et de déterrer les vivants". Or, n'est-ce pas parfaitement ce qui arrive à Sarah et Leïla, enterrées vivantes dans ce lieu éternellement en guerre, quand la mémoire des morts semblent partout présente ?

Le double héritage culturel et familial, inextricablement lié, pèse sur la vie de ces deux adolescentes (presque) sans histoire. D'un côté, la Shoah et son cortège de victimes sans cesse appelées en renfort pour servir de justification à tout ; de l'autre côté, l'injustice terrible ressentie depuis bientôt un siècle et la rédaction de la Déclaration Balfour, un sentiment de spoliation que les faits récents ne font, finalement, qu'accréditer auprès de ceux qui se sentent spoliés...

Les histoires familiales des deux filles, pas seulement passées, en particulier pour Leïla, sont des entraves pour ces deux femmes en devenir, elles qui se rêvent affranchies de tout cela au début du roman et vivant une vie bien à elles, indépendantes de ce qui les entoure, les modèle... Mais comment lutter, lorsque le poids de la famille se ligue à l'arbitraire de l'homme ? L'interminable chaîne d'attentats et de représailles, la pression permanente pesant sur chacun, la peur de l'autre alimentée à chaque instant, les brimades et les haines recuites ne peut, à la longue, que déteindre sur ces deux personnages, sans doute pas indifférentes à la situation, mais ne s'estimant pas forcément concernées directement.

Alors, telles des Antigone, elles vont effectivement chacune prendre le destin en main, pour ne pas céder à ces peurs, mais influencées par les événements dramatiques qui se déroulent autour d'elles, qui les marquent, les rendent malades (au sens physique du terme). La fin du roman, sur laquelle nous allons revenir plus tard, se veut ouverte, sur cette seconde rencontre, sans doute peut-on y voir une fin pleine de tolérance et de respect mutuel. Je suis navré, je suis un pessimiste indécrottable, plus encore dès qu'il s'agit de ce conflit, pour lequel je peine à envisager une possible sortie de crise...

A ma décharge, si on poursuit l'analogie avec le mythe d'Antigone jusqu'au bout, difficile d'envisager une fin heureuse... Mais, je m'égare et je donne un avis, tout au contraire de Gwenaëlle Aubry, qui a relever le délicat défi de ne pas prendre parti, de simplement observer la situation. Elle s'est rendu sur place, s'est énormément documentée, n'a pas voulu d'un manichéisme facile, alors que la plupart des scènes sont choquantes, révoltantes pour nos yeux qui regardent souvent par le petit bout des lorgnettes...

Ainsi, on a du côté israélien des personnages appartenant au camp pacifiste, à cette frange de la population qui croit que juifs et musulmans pourraient vivre ensemble sur cette terre qu'on dit promise. Sarah va d'ailleurs devenir amie avec deux élèves de son âge qui sont sur cette longueur d'ondes. Et, de même, la famille de Leïla va se retrouver au coeur d'une tourmente interne à la communauté palestinienne, le père de Leïla faisant l'objet d'insultes et de graffitis injurieux parce qu'il travaille dans une colonie juive... Un traître, voilà comment tous, peu à peu, vont être amenés à le considérer...

Rien n'est donc tout blanc, ni tout noir, ce sont tous des âmes grises, pourrait-on dire en paraphrasant Philippe Claudel. Même s'il émane de Sarah et Leïla une lumière particulière, une vraie pureté, même dans la colère, même dans le désir de vengeance, quand ces émotions si violentes se manifestent chez elles. Seront-elles assez fortes pour résister à ces sirènes qui ont déjà tant séduit de colons ou de martyrs ?

Avant de s'intéresser au titre de ce roman et à ses significations, un mot d'un passage précis du roman de Gwenaëlle Aubry. Il s'étend sur 6 pages, de la page 83 à la page 88, retranscrit un cours d'histoire tel qu'il pourrait être dispensé en Israël comme en Palestine. Et, sur les mêmes faits, on voit apparaître des divergences incroyables. Pas seulement dans l'interprétation, mais vraiment dans la lecture factuelle, dans les chiffres, dans tout ce qui est concrètement vérifiable...

Or, ces cours sont particuliers... Car ils sont en fait extraits d'un livre publié en France chez Liana Levi sous le titre "Histoire de l'autre". Même lorsque des Israéliens et des Palestiniens, tous de sérieux historiens aux compétences reconnues décident de s'allier, leurs travaux diffèrent, de façon criante, alarmante, aussi... Car, si même des partisans du dialogue ne réussissent pas à évoquer un sujet comme la création de l'Etat d'Israël sans s'éloigner les uns des autres, comment envisager un rapprochement des plus radicaux des deux camps ?

La démarche de Gwenaëlle Aubry est celle d'une romancière, mais elle met en scène des éléments-clés de la vie de ses personnages avec un grand respect, une plume pleine de douceur et même de beauté, ce qui contraste souvent avec les faits décrits. Comme ce jour de l'année, décrété jour de la Shoah, au cours duquel, pendant deux minutes, tout s'arrête en Israël, tandis que résonnent des sirènes, en souvenir des victimes juives du nazisme. Comme, également, la relation de cette nuit terrible que Leïla passe dans un cimetière, allongée dans une tombe qu'elle a creusé de ses mains, pour passer l'épreuve qui lui permettra, si elle réussit, d'accéder au statut de martyr potentiel... Deux passages saisissants...

Mais, je voulais insister sur ce titre, "Partages", car, au fil de la lecture, sa justesse, sa pertinence me sont apparues de plus en plus nettement. Alors, comme il m'arrive souvent de le faire dans ces cas-là, j'ai regardé ce que disait le dictionnaire... Et je dois dire que je suis resté stupéfait devant les définitions que j'ai lues, tant elles collent de façon incroyable à tout le roman de Gwenaëlle Aubry...

En fait, pour être tout à fait franc, j'ai regardé deux entrées différentes, mais vous allez vite comprendre pourquoi. D'abord, le mot "partage", nom commun masculin... On peut lire dans le Larousse les définitions suivantes :
- Action de diviser quelque chose en portions...
- Fait de posséder quelque chose avec une ou plusieurs personnes...
- Enfin, en droit, c'est l'acte juridique par lequel les copropriétaires d'un patrimoine mettent fin à l'indivision...

Pas besoin de dessin, ni de longs discours pour voir à quel point ces définitions s'adaptent parfaitement à la situation d'Israël et de la Palestine. Avec une précision, tout de même, "Partages" se déroule pendant la seconde Intifada, l'idée d'un partage en deux Etats indépendants, que pourrait induire la troisième définition, n'est pas du tout à l'ordre du jour de ce livre, mais comment ne pas y songer en la lisant ?

Mais, je trouvais que la démonstration était insuffisante, alors, j'ai regardé un second mot dans le dictionnaire, le mot "partagé". Et là, c'est le parcours de Sarah et Leïla qui s'est dessiné de façon étonnante :
- Pour une personne, être animé de sentiments, de tendances contraires...
- En parlant de sentiments, être éprouvé réciproquement par deux personnes...

Pour la première définition, je crois que j'ai développé cet aspect depuis le début de ce billet. Que ce soit Sarah ou Leïla, au fil des événements, leurs points de vue changent, et ce qu'elles ressentent effectivement se nuance de plus en plus, le curseur émotionnel se déplace. Mais, la seconde définition est plus criante encore : dans leur trajectoire parallèle, qui va, paradoxalement, les amener l'une vers l'autre, elles passent toutes les deux par les mêmes étapes, les mêmes bouleversements émotionnels, les mêmes décisions à prendre, les mêmes choix douloureux...

Deux Antigone, disions-nous d'abord ? Et si nous avions en fait... deux soeurs jumelles, filles d'une même terre divisée ? Cette impression de gémellité n'a fait que s'accroître dans mon esprit à chaque page tant on note de similarités entre les deux jeunes filles. Bien sûr, on ne parle pas de biologie, mais véritablement d'un lien invisible et irrationnel si fort qu'il surpasse toutes les différences, toutes les adversités, toutes les embûches...

Le signe est évident, dès le prologue, lors de la première rencontre entre ces deux demoiselles. Fortuite, fugace, elle a pour cadre... un miroir ! Sarah, en balade dans Jérusalem, s'y regarde quand elle aperçoit en un éclair le reflet de Leïla qui s'enfuit, saisie par le reflet de Sarah qu'elle a aperçu au même moment... Elles n'ont pas eu le temps de s'observer, mais, manifestement, une ressemblance, physique, pour le coup, semble les avoir frappées au coeur et à l'âme...

Il faudra attendre les dernières lignes et bien des péripéties terribles, pour qu'elles se retrouvent face-à-face et que l'une d'elle fasse un geste vers son coeur... Mais que signifie véritablement ce geste ? La romancière a choisi de nous en laisser juge, et c'est très bien ainsi, une fin explicite aurait pu être interprétée comme une prise de position, ce qu'a voulu absolument éviter Gwenaëlle Aubry...

Il y a autre chose que partagent Sarah et Leïla : les chapitres. Dans chacun, elles se racontent, l'une après l'autre, réunies par la magie de l'écriture quand leurs vies sont physiquement séparées. Mais Gwenaëlle Aubry a choisi, pour la fin de son roman, pour son dernier chapitre, d'affirmer encore un peu plus le parallélisme de ces deux existences, en l'inscrivant littéralement dans la mise en page du livre.

Tout le dernier chapitre est en effet en "split book", si je puis dire, en référence au "split screen", cet écran partagé cher à certains cinéastes ou créateurs de séries télévisées, comme 24h chrono, par exemple. Sarah se raconte sur les pages paires, Leïla sur les pages impaires. Une technique qui demande un peu d'organisation et de concentration au lecteur, mais qui fait naître une sorte de tension palpable par cette simultanéité... Deux trajets plein de décision qui doivent les mener l'une à l'autre, dans cette rencontre qui semble inscrite depuis la scène du miroir mais dont le contexte et les conséquences restent à définir.

Je suis entré prudemment dans ce livre, je suis toujours prudent lorsque je me confronte, même à travers le prisme romanesque, à de tels sujets, si difficiles. Mais, en quelques pages, j'ai été entraîné, j'ai dévoré les pages de ce court roman (180 pages environ) et je ne le regrette pas une seconde. Refuser d'être partisan ne veut pas dire un roman froid et distancié, il y a de l'affect, de l'émotion, de la douleur, dans ce livre, les douleurs de deux peuples qui partagent la même terre sans accepter de partager la même vie...

Je ne pense pas que si l'on penche pour l'un ou l'autre des camps en présence on ne puisse pas pleinement apprécier ce roman. Pourtant, j'ai insisté assez là-dessus, d'ailleurs, le fait de lire un récit sachant garder la tête froide et privilégier la raison sur la folie, elle aussi partagée par les deux communautés, fait grand bien. Il ne s'agit pas de dire qu'il existe des solutions au problème israélo-palestinien, non, mais de raconter une histoire sincère qui rappelle, au travers de deux destins, la proximité des actuels opposants...
Enfin, pour terminer cette lecture tout de même éprouvante, car si pleine d'images difficiles et de drames récurrents, je vous propose un texte qui tient une place assez importante dans le roman de Gwenaëlle Aubry : le Cantique des Cantiques.


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