vendredi 27 décembre 2013

"Chacun a son Amérique à soi, et puis des morceaux d’une Amérique imaginaire qu’on croit être là mais qu’on ne voit pas" (Andy Warhol).

Le western revient à la mode, au cinéma, dans les séries télévisées et aussi en littérature. Mais, les visions de ce genre varient énormément en fonction des médias et des auteurs, sans le trahir, mais en le remettant au goût du jour. Parmi celles et ceux qui nous emmènent au Far West cette année, une voix forcément singulière, puisque ses précédents romans étaient déjà inclassables : Céline Minard. Mais "Faillir être flingué", puisque tel est le titre de ce roman paru aux éditions Rivages, n'est pas tout à fait un western comme les autres. Plus la vision d'une Amérique rêvée en cours de construction, utopique et idéale, avant qu'elle ne soit rattrapée par les maux sur lesquelles les Etats-Unis triomphants vont se fonder, pour le meilleur, mais aussi pour le pire...





Brad et Jeffrey voyagent dans la Grande Plaine avec le fils de l'un deux, Jeffrey. Dans leur chariot, que tirent deux boeufs, est allongée la mère des deux frères, mourante. Un dernier voyage dans des contrées où vivent essentiellement les tribus indiennes, ainsi que quelques rares pionniers. A leurs côtés également, Xiao Niù, petite fille dont on ne sait rien, pas même d'où elle vient, mais qui semble posséder des aptitudes particulières, parfaites au milieu de cette nature sauvage.

Zébulon, lui, porte sur l'épaule deux lourdes sacoches auxquelles il a l'air de tenir comme à la prunelle de ses yeux. Il faut dire que tout est précieux dans cette Grande Plaine, non pas désertique, mais où les rencontres sont rares... Et le cheval, seul mode de transport viable pour franchir les longues distances, est peut-être le bien le plus précieux...

On peut donc comprendre la tentation à laquelle a succombé Elie Coulter lorsqu'il est tombé sur un cheval tout harnaché, prêt à le transporter où il voulait, lui qui cheminait à pied... On peut aussi comprendre, par ricochet, la colère de Bird Boisverd, le propriétaire légitime dudit cheval, qui s'est retrouvé Gros-Jean comme devant, à son tour perdu au milieu de nulle part et juste ses pieds pour regagner un endroit habité...

On croise aussi dans cette grande plaine, Gifford, un homme désespéré, au point de décider de se laisser mourir sur place. Il ne va devoir la vie qu'à l'intervention d'une indienne, aux pouvoirs de chaman, Eau-qui-court-sur-la-plaine. Elle va réveiller Gifford, le nourrir, lui redonner un peu d'espoir et le remettre sur pieds afin qu'il reprenne sa vie, pas complètement libéré du poids de sa faute, mais plus léger, tout de même...

Tous ces personnages vont petit à petit se retrouver dans ce qu'on appellerait, ici, un hameau, établi autour de l'élevage de moutons de Nils Antulle, qui a aussi une sorte d'hôtellerie composée de tentes pour les personnes de passage, et du saloon tenu par Sally. Saloon est un peu restrictif, on y trouve aussi quelques prostituées et même une joueuse de contrebasse, Arcadia, qui a dû à un funeste hasard de se retrouver là, puisqu'on lui a volé son archet lors d'une attaque de diligence...

Evoquons encore Quibble, espèce de Liberty Valance qui écume la région, rançonne les éleveurs, les commerçants et les joueurs de passage ; des tribus indiennes, aussi, qui ne s'entendent pas toujours entre elles, mais s'intéressent à ces visages pâles qui commencent à investir leurs terres et à s'y installer, au point de commercer de plus en plus librement avec eux...

Tout ce beau monde va faire vivre ce lieu isolé et faire du hameau une petite ville en pleine expansion, créant, outre une animation certaine, de nouvelles activités, de nouveaux commerces, de nouveaux moyens de créer du lien social, comme on dirait aujourd'hui, avec l'espoir de voir passer bientôt plus régulièrement les diligences...

Pourtant, rien n'est facile. D'abord, parce que tout est à faire, ensuite parce qu'il faut bien évidemment régler quelques conflits de rien du tout avant de tous avancer ensemble, encore, parce qu'un tel endroit attise les convoitises et que les dangers restent nombreux... Enfin, parce que certains secrets risquent bien de remettre en cause l'harmonie des lieux et des êtres... Comme autant de signes avants-coureurs d'une catastrophe à venir qu'on appelle civilisation.

Le résumé reste assez vague, je le conçois, mais "Faillir être flingué" est une histoire franchement déroutante dans sa construction. Tel que vous venez de lire ce résumé, j'ai respecté l'ordre d'entrée en scène des personnages, ou quasiment, et nous avons en fait en main un roman choral où chacun apporte sa pierre à l'édifice.

Aucun lien entre eux ne semble évident de prime abord, sauf entre Bird et Elie, évidemment, puisque le second a volé le cheval du premier. Mais ensuite, tout va s'agencer pour donner vie à ce village de pionniers, malgré les origines très différentes, les attentes très diverses, les ambitions, les intérêts pas toujours communs, etc.

On est d'emblée dans une ambiance de western, telle qu'on peut la connaître dans les films, en particuliers ceux de John Ford, au milieu de ces décors majestueux, qui ne sont pas en soi hostiles, mais qui sont quasiment déserts et où les rares rencontres ne sont pas forcément de bonnes nouvelles... Il y a une véritable communion entre certains personnages et cette nature bien plus riche qu'il n'y paraît à condition de la connaître, de la comprendre...

Chez ces visages pâles, il y a une certaine révérence, une crainte mêlée de respect, pour cette grande plaine, ses habitants, humains comme animaux, qu'il faut, non pas soumettre, mais apprivoiser, qu'on ne combat pas, mais avec qui on cohabite. Ces pionniers, si on peut les appeler ainsi, ne sont pas les têtes de pont d'une mise en coupe réglée annoncée...

Non, ce sont des personnes qui, pour différentes raisons, sont éprises de liberté. Voilà leur but : la liberté ! Loin des contraintes de la société américaine qu'on devine naissante, dans les 13 colonies originelles, laissées derrière eux, pour s'enfoncer dans ces terres inconnues, non dénuées de danger et où tout est à construire...

Ce village qu'ils créent ensemble, ils veulent en être les seuls maîtres, les seuls à décider des règles communes qui le régissent, de la façon dont on les applique, appelons ça "politique", au sens étymologique du terme, et, s'il n'est pas question de lois, en revanche, ce sont les habitants qui font régner l'ordre, sans violence, juste dans le respect des uns et des autres...

Bien que composé d'une somme d'individualités, qui paraîtraient partout ailleurs incapables de vivre ensemble, ces personnages vont former une communauté forte et solide, indépendante et soucieuse de préserver sa liberté, son autonomie, en harmonie avec tout ce qui l'entoure. Et si les conflits existent entre eux, ils sont réglés, si ce n'est sans violence, en tout cas en faisant primer le bon sens et l'intérêt général...

Comme lorsque Jeffrey et Bird se disputent une paire de bottes. L'un les portait, mais les a perdues pour échapper à la crue d'une rivière. L'autre, passant peu après, les a récupérées... Qui donc en est le propriétaire légitime alors ? Après une explication virile, on trouvera comment les départager au cours d'une épreuve aux allures de jugements de Salomon... Et chacun ira avec une botte et ira chez le cordonnier s'en faire faire une seconde...

Ce n'est pas la loi du plus fort qui prédomine, loin de là, mais celle du plus malin. Et surtout, chaque querelle s'éteint dès que le défi lancé est réussi par l'un des protagonistes... Même les projets possiblement concurrentiels, ceux qui pourraient faire de l'ombre aux activités déjà existantes, vont s'adapter pour que tout le monde puisse poursuivre, sans rancoeur, sans surenchère...

On est donc dans un vrai petit coin de paradis, ou presque. Eh oui, Quibble peut troubler cette paisible ambiance et l'équilibre de la relation avec les tribus indiennes demeure assez fragile. Tout n'est donc pas rose, mais nos personnages sont pleins de ressources quand il s'agit de déjouer les manigances ou de tendre eux-mêmes de savants pièges pour écarter les périls...

Point commun à tout ce que je viens de dire : on est loin de l'est sauvage où tout se règle, de gré ou de force, en dégainant plus vite que son adversaire et en le criblant de balles. Attention, il y a des armes à feu dans le roman de Céline Minard et on les utilise, mais toujours à bon escient et jamais si on peut faire autrement...

Jusqu'à une certaine limite... On la voit apparaître dans la dernière partie du roman, quand le havre de paix se retrouve menacé, quand viennent s'immiscer des personnages hors de cet écosystème imparfait mais harmonieux. Avec eux, le spectre du progrès, du pouvoir, de l'argent roi, de la loi et de l'ordre... Cadre d'une nation moderne, peut-être, mais qui brisera forcément le pacte social (l'expression est grandiloquente, mais elle est claire) élaboré par nos personnages...

Et derrière ce spectre, on devine ce qui sera l'Amérique, le rêve qu'elle véhicule, sa puissante démocratie et ses inégalités, la véritable conquête de l'Ouest qui se fera à marche forcée, sans tenir compte des populations autochtones, d'une nature fragile, d'un monde neuf qu'on transformera en Nouveau Monde, resucée du monde ancien laissé derrière soi, une terre promise où ne couleront plus le lait et le miel mais le billet vert...

"Faillir d'être flingué", c'est le titre... Oui, on passe souvent tout près, dès les premières pages, d'ailleurs, et tout du long, les accrochages pourraient dégénérer en duel façon "OK Corral". Car, le village dans lequel se déroule une bonne partie du livre, ce n'est pas Walnut Grove. On est plus proche de "Deadwood", pour ceux qui connaissent cette remarquable série, que de "la petite maison dans la prairie".

Un Deadwood assaini, édulcoré, c'est vrai, mais l'idée reste la même et le village de Céline Minard deviendra peut-être Deadwood un jour, quand des personnes bien moins bien intentionnées que celles que nous suivons viendront s'y installer, qu'on le veuille ou non... Et surtout, l'écriture de l'atypique romancière parvient à nous rendre parfaitement l'atmosphère...

On est à la fois dans l'épique et le lyrique, dans le drame comme dans le grotesque (au sens littéraire du terme). Céline Minard parvient à allier dans son roman des scènes et des ambiances dignes des classiques du western hollywoodiens, y compris dans ce qui se fait de plus introspectif, et les outrances des westerns-spaghettis à la Sergio Leone.

Son roman surprend, parce qu'on ne sait pas vraiment où il nous emmène. Puis, il nous emporte dans ce souffle romanesque remarquable qui ne retombe jamais. "Faillir être flingué" est une chronique de la conquête de l'Ouest dans ce qu'elle a de plus pur, de plus désintéressé et de moins héroïque.

Oui, je sais, c'est paradoxal, mais nos personnages sont des anti-héros, des êtres humains qui recherchent avant tout une vie paisible et sans ennui, et pas à montrer leur force, leur adresse au tir, leur roublardise, leurs ambitions, leurs parts d'ombre, etc. Exit aussi, dans ce western, le côté civilisationnel qui a souvent été mis en avant par le cinéma du gentil visage pâle contre le méchant peau-rouge, de l'Américain souverain se frottant à la nature hostile pour fonder une grande et belle nation, bénie par Dieu.

Et Céline Minard poursuit, elle, au rythme tranquille du trot des chevaux, son oeuvre singulière, truffée de références à l'imaginaire collectif que nous avons depuis John Wayne jusqu'à Jamie Foxx autour du Far West. Mais elle l'accommode à sa sauce très personnelle, en retournant les messages traditionnels du classique western en Technicolor...

Elle aussi, à l'image de ses personnages, est libre mais se sent peut-être menacée par des intérêts qui la dépassent... Le monde de l'édition est devenu un univers impitoyable dans lequel il y a d'autres impératifs qui priment sur l'originalité et la créativité... Alors, souhaitons-lui de poursuivre son travail d'écrivain sans subir les contraintes qui n'ont rien à voir avec l'écriture...

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