samedi 28 décembre 2013

"Chantons en choeur l'hymne créole, les Guyanais, les Antillais sont fiers d'être soldats français..."

La Première Guerre Mondiale sera sans aucun doute le cadre de nombreux romans dans les mois à venir, voire les années, centenaire oblige. On a même commencé fort avec un Goncourt pour un roman où ce conflit joue un rôle clé. Je vous préviens dès maintenant, il est probable que ce blog n'échappe pas à la règle, eh oui... Et je le prouve tout de suite avec le livre du soir, qui m'a fort intéressé parce que son auteur a choisi un angle tout à fait original et intéressant : la guerre vue depuis la Martinique. Avec "le bataillon créole" (publié au Mercure de France), Raphaël Confiant rappelle des faits méconnus, s'intéresse à ceux qui ont suivi la guerre bien loin des champs de bataille, mais pas sans inquiétude, enfin, il pose la question de l'appartenance à une Nation, qui ne va pas forcément de soi...





Il y a Théodore, le coupeur de canne à sucre, apprécier pour ses cadences de travail supérieures aux objectifs du Béké. Il y a Ferjule, le tonnelier, Rémilien, l'instituteur, Lucien ou encore Emmanuel, que tous appellent Ti Mano... Et encore plein d'autres qui ont été appelés sous les drapeaux lorsque, à partir de l'été 1914, la France a décrété la mobilisation générale.

Une première ! Certains soldats originaires des colonies avaient déjà combattu lors de la guerre de 1870, mais en tant qu'engagés volontaires. Là, c'est la Nation qui fait appel à eux, aux enfants de la Martinique, aux enfants de Grand-Anse, le village d'où sont originaires les garçons que je viens de nommer... Elle leur demande de venir "Là-bas" combattre l'ennemi Teuton qui met la patrie en danger...

Mais, pendant ce temps-là, à Grand-Anse, on se pose beaucoup de questions sur cette guerre, sur cet engagement, sur ses conséquences... Car, une voilà l'armistice annoncé, on comprendra que tous les enfants ne reviendront pas et que ceux qui sont rentrés en Martinique ont laissé une partie d'eux-mêmes dans les tranchées françaises ou dans le détroit des Dardanelles...

Théodore et Lucien sont morts au combat, Rémilien a connu les geôles allemandes comme prisonnier de guerre, Ferjule est rentré mutilé, seul Ti Mano est rentré indemne et avant les autres, et il en nourrit une forte culpabilité. Mais il y a aussi leurs proches, leurs parents, leurs amis, ceux avec qui ils vivaient avant de partir "Là-bas", ceux qui les ont attendus ou, à défaut, espéré de leurs nouvelles...

Man Hortense, la maman de Théodore, qui chaque jour se rend au pied de la statue du Soldat inconnu nègre... Son fils ne rentrera pas, et l'on se dit, en la voyant, que si l'enfant qui perd ses parents est dit orphelin, on a jamais pensé à trouver un mot pour une mère qui a perdu son enfant... Luciane, la soeur jumelle de Lucien, qui, grâce à des talents de "devinatrice", a su d'emblée que la guerre qui devait éclater "Là-bas" serait un immense massacre et que son frère ne s'en sortirait pas...

Il y a aussi Euphrasie, la discrète épouse de Rémilien, qui attend avec son fils, Silvère, le retour de l'instituteur.  Un garçon qui aurait pu ne pas partir au front, puisqu'il avait une famille, mais qui a choisi d'y aller volontairement, afin de défendre l'idéal républicain qu'il incarne aussi dans son métier d'enseignant...

Tous sont partis plein d'assurance, certains d'être dans leur bon droit, de vaincre l'ennemi qui mettait la Nation en péril et de revenir auréolé de gloire et de la reconnaissance de la France entière (même si le mot "France", ils sont très peu à le prononcer). Mais leur détermination n'est pas forcément partagée par tout le monde à Grand-Anse...

Et surtout, au fil des épreuves, la belle (quasi) unanimité de départ se fissure... Aussi bien du côté des combattants eux-mêmes, qui subissent le racisme de leur camarade de régiments métropolitains et des officiers, qui doivent se faire au climat si différent en Europe et qui les gèle jusqu'aux os, à la violence, aux charges suicidaires, aux gaz, etc., que du côté de la Martinique, où l'on découvre peu à peu les terribles conséquences d'une guerre dont on se sent encore un peu plus éloignés...

Sans oublier le moment où se font sentir les pénibles conséquences de l'effort de guerre, demandé à toutes les composantes de la Nation, y compris les Antilles. Il faut produire plus avec moins d'hommes, comme partout, en particulier le rhum, servi en grande quantité (mais en médiocre qualité) sur le front... Et l'indispensable vient parfois à manquer parce que les productions agricoles sont dédiées à nos armées, Là-bas... De quoi provoquer quelques mouvements d'humeur...

Pourtant, on sent que se pose une vraie question d'importance dans cette histoire : et si, par le truchement de ce bataillon créole, les Martiniquais (mais aussi les Guadeloupéens et les Guyanais [sans doute les Réunionnais, même si, comme on le voit avec l'hymne créole que je cite en titre du billet, ils ne sont pas évoqués]) ne recevaient-ils pas là la preuve officielle de leur appartenance pleine et entière à la Nation Française ?

Difficile de se sentir Français quand on habite si loin, quand tant de différences vous marquent... Pourtant, en ce début de XXème siècle, peu à peu, et je parle de ce qui est évoqué dans le roman, les habitants de Grand-Anse se sentent de plus en plus Français, laissant derrière eux le douloureux souvenir de l' "esclavitude", qui les divise...

Oui, les divisions sont là, et nombreuses... Avec les Békés, évidemment, ces Blancs devenus autochtones au fil des générations, grand propriétaires et qui exploitent encore les populations. Mais la méfiance existe aussi entre "Nègres-Guinée", les descendant d'esclaves, et les "Nègres-Congo", arrivés aux Antilles après l'abolition de l'esclavage... Enfin, une dernière division, entre les Noirs et les Mulâtres, qui ont, peu à peu, pris les postes à responsabilités, à l'image du maire, le docteur Jean-Préval...

Je n'ai pas ressenti pour autant d'aspiration indépendantistes, au contraire, une volonté de se sentir appartenant à la grande communauté républicaine, "la Mère Patrie", dit-on même, dans laquelle, eh oui, les Hussards Noirs de la IIIème République ont oeuvré aussi Outre-Mer, ils ont été élevés... En revanche, les personnages assument leurs origines et entendent lui faire honneur en défendant la civilisation mise en danger par la barbarie teutonne (comme on peut le lire dans une des lettres de Ferjule)...

Mais, évidemment, tout ce bel enthousiasme est remis en cause par la suite. Les soldats ne sont guère traités comme des Français à part entière, on les envoie volontiers en première ligne, sur les fronts les plus dangereux, comme la Marne, Verdun ou les Dardanelles... Et, lorsqu'il s'agit de leur rendre l'hommage mérité de la Patrie reconnaissante, ce n'est plus pareil...

J'ai même appris, en lisant ce roman, que la France avait songé à céder les Antilles aux Etats-Unis en remboursement de la dette de guerre ! Rumeur ou réalité, cette nouvelle frappe évidemment de stupeur Grand-Anse, encore sous le choc des morts et des gueules cassées (on imagine la même émotion dans tout le territoire), qui réalisent ainsi que le sacrifice de leurs enfants a été vain et qu'il leur faudra encore patienter avant de se sentir véritablement Français (sans même parler du regard des métropolitains...).

Je ne vais pas ici ouvrir un débat que je sens forcément polémique sur la question de cette identité nationale, dont on nous rebat tant les oreilles depuis des années... Pourtant, difficile, à la lecture du "Bataillon créole", de ne pas faire un parallèle avec la situation récente de notre grand et beau pays... Et les difficultés rencontrées par notre République, la Vème, désormais, les précédentes ayant connu bien des malheurs depuis 1914, dans ce même domaine de la citoyenneté...

Les désillusions sont, on le sait, à la hauteur des attentes... Et, une fois qu'on a perdu un fils, un ami, un proche, un époux, et qu'en plus, en retour, on a une certaine ingratitude, pour ne pas dire un mépris certain, alors, la douleur est plus violente encore... Un attachement, un respect, une communion, c'est forcément réciproque, lorsque c'est unilatéral, ça ne vaut rien... Alors, appuyons-nous sur la fin un peu plus optimiste du roman dans ce domaine... Et inspirons-nous de cette expérience pour progresser ensemble...

Laissons cette partie-là, très importante, mais mon blog ne se veut pas un blog où l'on parle de politique mais bien de livres. Et intéressons-nous à l'écriture de Raphaël Confiant, qui n'est pas un menu ingrédient du "bataillon créole". Vous avez peut-être remarqué quelques-uns des mots que le romancier nous propose dans ce billet.

Je les ai mis entre guillemets, "devinatrice", "esclavitude", pour que ceux qui découvrent ce roman (et, j'espère, le liront bientôt...) ne tiquent pas. Non, je n'ai pas perdu mon français, rassurez-vous. Simplement, Confiant nous offre, pour servir son roman, une langue belle, riche, colorée et toute personnelle, truffée de néologismes de ce genre.

On s'y habitue vite et c'est un vrai plus, une langue si vivante, qui marque bien la fierté qu'ont les habitants de Grand-Anse à parler la langue française, et pas uniquement le créole. D'ailleurs, et là encore, on revient à la question de l'appartenance à la Nation, à travers la langue... Oh, on touche encore à des sujets sensibles, je le sais bien...

Mais, en 1914, lorsque les premiers éléments du bataillon créole ont traversé l'Atlantique pour gagner l'Europe et se jeter dans la bataille, un des handicaps de l'armée française est là difficulté à se faire comprendre de soldats venus des "quatre coins de l'Hexagone" et qui ne parlent que leur langue régionale, leur patois local, et très peu le Français. Au contraire des Antillais qui maîtrisent la langue de la République... Alors, que faut-il de plus ?

Le langage que Raphaël Confiant, un des chantres d'un mouvement littéraire baptisé "créolité", utilise dans son récit a aussi le mérite de nous emmener en Martinique. Bien sûr, par moments, nous plongeons dans la guerre, la violence, le sordide, mais on a aussi un fil conducteur qui réside à Grand-Anse et qui nous plonge dans cette société pleine de traditions, de croyances et qui possède sa culture propre...

Si la tonalité globale du roman est plutôt grave, "le bataillon créole" ne manque pour autant pas d'humour. Certains personnages particulièrement hauts en couleur vous marqueront également. Je pense à Man Hortense, si digne, si forte et pourtant dévastée, attendant le retour du corps de son fils, qui n'arrivera jamais, comme Pénélope le retour d'Ulysse... Là, c'est l'émotion qui parle, mais d'autre, comme Albert, le charpentier aux histoires olé-olé, qui rend le voyage en taxi vers la Marne un peu moins grave, devrait vous amuser...

Dans "le bataillon créole", Raphaël Confiant établit des ponts par-delà l'océan, mais aussi les races et les cultures, pour en rappeler à l'unité et l'indivisibilité de la Nation française, ce qui semble être de plus en plus un voeu pieux, ces temps-ci... Il rappelle surtout le rôle important de ce bataillon créole dans les pires batailles dès 1914 et le lourd tribut payé par ces territoires, qu'on oublie souvent à l'heure des commémorations...

Il nous propose surtout un vrai contrechamp pour observer la boucherie de 14-18. Parce que le côté "spectaculaire", au pire sens du terme, de la guerre de tranchées, a souvent focalisé l'attention, tandis que la vie à l'arrière est souvent négligée. Bien sûr, les milliers de kilomètres qui séparent la Martinique des champs de bataille européen joue, mais finalement, ne se posait-on pas le même genre de question de Man Hortense dans toutes les régions ?

Et si, en raison des thématiques évoquées plus haut, le regard de la Martinique prend un relief particulier, il est également intéressant, au moment où nous allons nous souvenir de cette guerre, de ne pas oublier que la vie loin des tranchées était aussi parfois difficile et que l'inquiétude pouvait étreindre des mères, des soeurs, des épouses, etc.

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