samedi 1 février 2014

"- Sans mémoire, comment pouvez-vous vivre ? - Je me demande au contraire comment on peut vivre avec" (Daniel Boulanger).

On peut penser ce qu'on veut des réseaux sociaux, ils ont aussi de bons côtés. Par exemple, on y découvre des auteurs qu'on ne connaît pas et dont on n'a pas vu les livres en librairie, faute de curiosité ou de nez... Voilà un exemple avec Maud Mayeras, dont le nouveau roman, "Reflex", est porté par le bouche à oreille numérique. Curieux, j'ai eu envie de découvrir cette romancière, mais pas avec cette nouveauté. J'ai donc choisi de lire son premier roman, "Hématome", publié en 2006 et désormais disponible au Livre de Poche. Bien m'en a pris, mais voici un thriller à ne pas mettre entre toutes les mains : on en sort aussi malmené, avec quelques bleus au coeur et à l'âme...





Lorsque Emma se réveille, elle est allongée sur un lit d'hôpital. Elle reprend doucement conscience et réalise qu'elle ne se souvient plus de rien, ni de son nom, si de son visage, ni même si elle est droitière ou gauchère. De rien... L'homme assis à côté du lit, elle ne le reconnaît pas non plus, s'appelle Karter et semble à la fois heureux de la voir émerger et effondré devant son état.

Il lui apprend qu'elle a subi une agression d'une rare violence, qu'elle a été sauvagement battu et violée devant lui, qu'il a essayé d'intervenir mais qu'il n'a rien pu faire. Son violeur l'a mis lui aussi au tapis avant de se défouler sur la jeune femme et de la laisser au sol, comme morte... Cela fait plusieurs jours qu'elle était dans le coma, mais la voilà réveillée, la vie va pouvoir reprendre son cours... Tant bien que mal...

Le bon côté des choses, c'est que Emma ne se souvient vraiment de rien, le mauvais, ce sont les séquelles physiques qui nécessitent de rester hospitaliser et cette absence complète de repères... Elle ne vit pas juste dans un brouillard, entretenu par la morphine, mais dans une espèce de vide étrange, sans passé ou avenir, juste ce présent douloureux et amoché...

Il va lui falloir se reconstruire physiquement, moralement aussi, quand elle aura pris la mesure de l'horreur qu'elle a traversée, et sur un plan personnel, parce qu'il va falloir réapprendre à connaître son univers quotidien, sa famille, ses proches, ses amis, ses collègues, etc. Du pain sur la planche en perspective, et l'aide forcément précieuse de Karter pour y parvenir.

Quant à la police, à l'image de ce drôle d'inspecteur, Lukas Biaggi, venu la voir et relever son témoignage dans sa chambre d'hôpital, elle n'a pas l'air plus que ça motivée pour retrouver son violeur... Non, vraiment, il va falloir ne compter que sur elle-même pour retrouver ses sensations, ses souvenirs, son place dans la société, en un mot : sa vie...

Lorsque Emma sort enfin de l'hôpital, encore bien abîmée, les cicatrices tout juste fermées sur le visage, les hématomes encore nombreux partout sur le corps et des saignements pas tout à fait tari, dans la partie la plus meurtrie de sa personne, suite au viol, elle est forcément désorientée. Mais, se sentir chez elle, dans cet appartement au 15ème étage, l'aide à se sentir déjà mieux...

Le brouillard dans sa tête n'est pas encore dissipé, mais il se déchire et des souvenirs lui reviennent, par bribes, par flashes, par instants fugaces... Pas de quoi retrouver le fil de son existence foudroyée, mais de quoi redonner un peu le moral... Entre les mots de Karter et ces murs, ces meubles, ces pièces, ce qu'elles contiennent, il y a de quoi travailler pour renouer ce qui a été violemment défait...

Et voilà comment Emma va partir à la recherche de sa vie oubliée, de ce qu'elle est, de comment elle en est arrivée là, de son passé... Et découvrir que rien n'a été rose dans cette vie qu'elle a oubliée... D'un horreur à l'autre, elle va redécouvrir des pans entiers d'une existence qu'elle ne soupçonnait pas... Et basculer en enfer...

Au point, sans doute, de se dire que l'oubli aurait mieux valu que tout ce qu'elle redécouvre, qui vient rajouter à la douleur physique, à la difficulté morale de reprendre sa vie... Contrairement à sa mémoire, effacée en un rien de temps, comme on appuie sur la touche "Suppr" du clavier, ce qu'elle a laissé derrière elle est indélébile...

Et ce qu'elle apprend sur elle même vient s'incruster en elle comme l'encre des tatouages qui dessine sur sa peau des ailes... Comme si le viol dont elle a fait l'objet ne suffisait pas, comme si on lui remettait la tête sous l'eau alors qu'elle ne voudrait que respirer enfin, ses réminiscences, ses souvenirs ressuscitant la martyrisent encore un peu plus...

Et, avec eux, elles réveillent d'autres monstres que l'amnésie n'a pas effacés...

Je reste moi-même volontiers nébuleux dans ce résumé. J'ai volontairement occulté certains faits connus dès le début du roman parce que je crois vraiment qu'il ne faut pas trop en dire, on a là une mécanique de précision, le moindre grain de sable pourrait venir le coincer et vous gâcher la lecture... Toutefois, il me faut vous dire encore que certains éléments présents dans le roman sont de nature à choquer les lecteurs les moins aguerris.

Maud Mayeras n'y va pas de main-morte et fait subir à son personnage d'Emma un calvaire que sa perte de mémoire, d'abord, puis le réveil de cette même mémoire vont lui faire revivre... Et ces souvenirs sont terribles... Et terriblement bien mis en scène aussi par une jeune auteure dont on devine déjà le talent...

Laissons un instant l'histoire, parlons de son écriture. Elle est fluide, expressive, pleine d'humour aussi, par moments, un humour pince-sans-rire qui fait mouche, l'expression d'une force qui empêche de sombrer définitivement dans le désespoir... Maud Mayeras joue de l'italique lorsqu'un souvenir, une phrase, une situation, un lieu, émerge du brouillard sans pour autant être clairement identifié et son style va crescendo pour faire monter la tension mais aussi l'horreur par pics, d'abord, puis régulièrement jusqu'au paroxysme du dénouement.

C'est indéniablement efficace, d'abord parce que le lecteur est dans la même position que Emma : eh oui, lorsqu'on la rencontre, lorsqu'elle se réveille et qu'elle commence à raconter son histoire (l'utilisation de la première personne du singulier est loin d'être anodine), nous non plus, nous ne savons rien d'elle...

Comme Emma, nous n'avons aucun repère d'aucune sorte qui pourrait être un indice, vous savez, la petite info de rien du tout qui suffit à se faire dresser les poils sur les bras et la nuque tandis que, gros malin, on se met à crier : "non, ne va pas par-là !!" Mouais... Je suis peut-être un peu bizarre, comme lecteur, ou alors, il faut que j'arrête de regarder les films d'horreur qui se passent dans des maisons au milieu de nulle part avec des blondes écervelées à gros seins et des brunes un peu plus débrouillardes...

Mais là n'est pas le sujet... Comme Emma, disais-je, nous sommes à la merci de tout ce qui peut se produire, comme elle, nous découvrons son passé au compte-gouttes, comme elle, on réalise avec de plus en plus de malaise que son existence n'a rien d'un conte de fée, comme elle, on se retrouve confrontée à la violence terrible de tout cela...

On assiste médusé au réveil douloureux de la mémoire d'Emma et aux directs qu'elle prend en pleine face (au sens figuré, mais pas que...) dans le même temps. On s'accroche, comme elle, en se disant que ça ne peut pas être pire, on s'inquiète pour elle, on se demande à quoi elle va pouvoir se raccrocher, si Karter sera un appui suffisant pour l'aider...

Et puis, parce qu'il faut bien en parler, il y a la violence... Si vous aller sur un moteur de recherche et que vous taper "Maud Mayeras", vous découvrirez une jeune femme au joli minois, plutôt frêle, tatouages et cheveux courts... Pas le profil a priori à vous raconter des horreurs qui vous laissent KO, le livre à la main, le regard trouble et la mâchoire décrochée...

Et pourtant, c'est un fait... A intervalles réguliers dans le roman, on a droit à des scènes de grande violence, physique, mais aussi psychologique. Et on termine surtout par une scène de dénouement où la violence soudaine d'une mémoire jaillissant des ténèbres pour revenir à la surface va s'ajouter à la violence des faits du moment...

Mais rien de tout cela n'est gratuit, j'insiste vraiment à ce sujet. Les descriptions sont impressionnantes, elles frappent le lecteur là où ça fait mal, les détails sont là pour illustrer, pas pour faire de la surenchère. Sans oublier qu'on les voit à travers les yeux d'Emma qui ne s'attend pas à de telles horreurs, encore moins lorsqu'elle comprend qu'elle les a déjà vécues...

Cette violence, c'est la stimulation presque électrique qui va accélérer le réveil d'une mémoire revenue à elle mais encore léthargique. La violence appelle la violence, l'illustration est parfaite... Et l'on en revient à l'écriture de Maud Mayeras, percutante, ultra-visuelle, on la ressent presque, on s'attend à voir les fameux hématomes marquer notre propre peau...

Et puis, imperceptiblement, on se rend compte de quelque chose : au fil des pages, alors que l'esprit d'Emma émerge, les descriptions, quasiment inexistantes au début, se font plus précises. Pas seulement visuellement, mais tous les sens sortent de leur anesthésie comateuse pour se réveiller aussi et rappeler à Emma qu'elle (re)vit...

Sauf qu'à certains moments, le cocon ouateux de l'inconscience a (presque) du bon...

Voilà, j'avais envie de découvrir Maud Mayeras parce que je lis beaucoup de bien à son sujet. Mais je ne voulais pas me jeter sur "Reflex" comme un mort de faim. Non, je voulais prendre le temps de découvrir cette romancière afin de m'en faire une idée objective... Et je suis séduit. Séduit par le style, très moderne, très rapide et brillamment troussé. Séduit par l'histoire, qui part d'une idée pas forcément originale mais qui ensuite, nous met mal à l'aise, nous malmène brutalement et nous scotche à notre siège... Et le lecteur que je suis aime ça, être mal à l'aise, malmené, scotché... C'est même ce que je recherche de la part d'un thriller...

Après Karine Giebel, je découvre donc et j'apprécie Maud Mayeras, fines fleurs de la vague montante des Françaises auteures de thrillers qui décoiffent... Il va vraiment falloir que je me penche sur les cas de Claire Favan et Ingrid Desjours, moi... En attendant que ces demoiselles qui n'ont pas froid aux yeux et envoient du lourd fassent de nouvelles émules, capables de ne nous laisser aucun répit, de nous meurtrir... Littérairement parlant, évidemment !

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