mercredi 19 mars 2014

"Le destin a coutume de donner d'étranges rendez-vous" (Alessandro Baricco).

Sans le vouloir, voici une lecture qui va nous permettre de poursuivre la réflexion sur le destin entamée avec le billet consacré à "Mordred", de Justine Niogret. On change pourtant totalement d'univers, de style et d'histoire, mais les deux personnages dont nous allons parler nouent une relation, certes fort différente de celle de Mordred et de son oncle, le roi Arthur, mais comparable en bien des points... Direction le premier siècle de notre ère et le règne de Néron, vu à travers un personnage secondaire sur le plan historique, mais qui, sur le plan romanesque, se révèle fascinant. "Sporus", puisque tel est le nom de ce personnage, est un roman de Cristina Rodriguez. Ne soyez pas surpris si ce titre vous dit quelque chose, il a été publié il y a une dizaine d'années chez Calmann-Lévy (sous un titre plus long) et est désormais réédité chez un éditeur que je découvre, Imperiali Tartaro.





Sporus est un esclave né en 45 après Jésus-Christ. Il doit ce statut à sa mère, Terentia, qu'il n'a jamais connue. Son père, Marcus, ne l'était pas, esclave. Et père, il ne l'était pas vraiment non plus, le départ de Terentia l'ayant détruit... Du coup, mère partie, père absent même quand il est là, Sporus va grandir dans des conditions au combien pénibles...

En effet, Marcus choisit de se remarier avec Octavia qui va faire de sa taverne du quartier populaire de Subure un véritable bordel, dans lequel des patriciens et même des sénateurs viennent s'encanailler. Sporus, absolument pas libre de ses mouvements, puisque esclave, devient dès son plus jeune âge, corvéable à merci. Du moins, jusqu'à ce que Octavia décide de lui confier un autre rôle...

A la mort de Marcus, Sporus, plus esclave que jamais, devient l'un des fleurons du bordel tenu désormais par la seule Octavia. Habillé en fille, il "divertit" les clients... Dix ans à peine et prostitué, le destin est sévère, avec Sporus. Pourtant, l'enfant ne semble pas malheureux, il s'entend bien avec les autres putains du lieu, hommes ou femmes, il est nourri correctement et fait office de nourrice pour Tuccia, sa demi-soeur, dont Octavia, exempte d'instinct maternel, se désintéresse complètement...

C'est un drame qui va bouleverser la vie de Sporus, et de tout son entourage. Je vous laisse découvrir les faits mais, le paradoxe, c'est que c'est son statut d'esclave qui va sauver le garçon. Il y a parfois du bon à être considérer comme un simple bien immobilier ! Son statut, mais aussi son franc-parler et sa sincérité...

Fini le bordel, place au temple ! Confié (le mot exact est "offert") aux prêtres de la déesse orientale Cybèle, "la Grande Mère", dont le culte est en vogue à l'époque, il reste esclave mais va devenir "galle", autrement dit, prêtre. Le temple est situé sur le Mont Palatin, ça change de Subure, mais Sporus n'a guère la vocation et il a du mal à se faire aux us et coutumes de cette communauté... En particulier, le fait que tous ces hommes se parlent au féminin...

Sporus se sent homme, malgré le travestissement qu'il a pratiqué toute son enfance, ses cheveux longs qui lui donnent un air féminin et un corps assez androgyne... Ah, j'oubliais, les galles de Cybèle ne font pas que se parler au féminin... En fait, une fois leur noviciat achevé, ils sont châtrés pour mieux servir la Grande Mère... Et ça, personne n'en avait parlé au pauvre Sporus, quand on l'a envoyé ici...

Sporus peine à se fondre dans le moule et à se comporter comme les autres galles, son statut d'esclave en fait toujours un cas à part, comme son ami Lucidus, et ses manières, son langage, le font remarquer... Autant que sa frappante ressemblance avec la statue d'Attis, qui se trouve dans le temple...

Tant bien que mal, Sporus va s'habituer à sa situation nouvelle, renouant tout de même avec ses anciennes activités, récoltant ainsi quelques offrandes sonnantes et trébuchantes pour financer le culte... Mais, il reste une forte tête, un caractère entier difficilement canalisable, réfractaire à l'autorité, farouchement attaché à sa liberté d'être et de penser, ce qui n'est pas banal pour un esclave, même devenu galle...

C'est dans ces lieux étranges, entre religion, spiritualité, sexualité, argent, pouvoir, qu'il va faire une nouvelle rencontre décisive. Au départ, c'est un véritable quiproquo... Sporus éconduit assez rudement un fidèle, trop laid à son goût... Ce qu'il ne sait pas, alors, c'est que le visiteur est l'homme le plus puissant du pays : Néron...

Malgré ce premier contact plutôt froid, voire carrément impoli, qui aurait pu valoir bien des problèmes à Sporus, la mort, même, si Néron avait été mal luné. Mais le charme de Sporus a frappé le princeps et c'est en fait le début d'une étonnante relation, une amitié pleine de désir mais qui reste essentiellement platonique et qui aboutira... à un mariage !

J'en reste là du récit à proprement parler, car il faut s'intéresser à ces deux hommes que le destin va mettre en présence l'un de l'autre. Commençons par Sporus, qui est le narrateur du roman, en forme de mémoires. Loin d'être idiot, sans doute même fort intelligent pour surmonter tant d'avanies, Sporus n'en est pas moins un être fruste, à l'éducation sommaire et à la culture nulle (c'est lui qui le dit).

Sa franchise, son caractère, ajoutés à ces lacunes, en font un garçon parfois maladroit, mais jamais mal intentionné. D'ailleurs, à plusieurs reprises au cours du roman, ses difficultés à comprendre tout ce qui se dit ou tout ce qui se passe autour de lui, engendre des situations assez comiques, d'autant que la tonalité même du récit, si elle n'exclut pas des moments plus émouvants ou dramatiques, est plutôt ironique...

Sporus, c'est Candide ! Et le meilleur des mondes, c'est cet empire romain si puissant, qui domine le monde connu, à la tête duquel se trouve un homme sur lequel on a tout dit, surtout le pire... Cet homme, c'est Néron... Comme beaucoup, je me rappelle Peter Ustinov jouant de la lyre en regardant Rome brûler, dans l'adaptation hollywoodienne du roman de Henrik Sienkiewicz, "Quo vadis ?".

J'ai d'ailleurs eu du mal tout au long de la lecture de "Sporus" à ne pas plaquer les traits du génial Ustinov sur le visage de Néron. Mais, ce personnage apparaît aussi sous un jour bien différent que ce portrait de fou sanguinaire qu'on lui a collé depuis des siècles. D'abord, Cristina Rogriguez insiste avec une longue note de bas de page, sur le fait que ce n'est pas Néron qui aurait ordonné cet incendie, thèse soutenue par de plus en plus d'historiens contemporains...

Ensuite, parce que si Néron se montre lunatique, prompt à la colère et impitoyable envers ses ennemis ou capable de se débarrasser des membres de sa famille (même si on voit poindre quelques remords), il n'est certainement pas dément. Non, c'est surtout un garçon qui doit assumer un rôle dont il ne veut pas, celui d'empereur.

Sa passion, se sont les arts, le chant, la musique, le théâtre... Il se rêve artiste, position incompatible avec celle d'empereur, et délaisse les affaires politiques, qu'il délègue à d'autres. Mais, petit à petit, cette vocation l'éloigne du peuple et l'isole un peu plus qu'il ne l'est... Et quand il met l'argent public au service de sa passion, comme au cours de l'incroyable et pathétique tournée en Grèce, que retrace Sporus, cela finit en vent de révolte...

Paranoïaque, sans doute à raison, tant les risques d'être trahi et renversé sont nombreux, Néron fuit la réalité dans ces pratiques artistiques (dans lesquelles, toutefois, sa mégalomanie s'épanouit, et son talent incertain s'affiche), les protocoles, le pouvoir qui l'ennuie, l'effraye même, peut-être... Et, bien loin du cinglé incarné par Ustinov, c'est un homme fragile et dépassé qui nous apparaît dans Sporus. Et surtout, terriblement seul...

Voilà le véritable point commun entre nos deux personnages : la solitude. Sporus, depuis toujours, a été livré à lui-même et ne s'est jamais senti aimé. Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas eu d'amis sincères, mais comment ne pas comprendre sa méfiance permanente, eu égard à tout ce qu'il a vécu ? Il a autant de mal à se confier qu'à faire confiance et si son coeur n'est pas de pierre, exprimer ses sentiments, s'attacher, tout cela lui est difficile, voire impossible. Sans compter un manque total de confiance en lui que la castration n'arrangera pas...

En face, Néron, empereur malgré lui, persuadé qu'on oeuvre en permanence à sa chute. Il faut dire que le princeps est entouré de courtisan à la sincérité douteuse et aux intérêts variables... Sporus est sans doute le seul membre de cette cour à se montrer parfaitement sincère avec Néron, à commencer par la peur qu'il lui inspirera longtemps... Mais leur amitié réciproque, leur intimité sans ambiguïté feront de l'esclave devenu galle la seule personne à qui Néron montrera son vrai visage, ce qui donnera lieu à une scène particulièrement touchante...

Et, au final, après avoir connu la société des prostitués de tous sexes, dans son enfance, après avoir connu la communauté fermée des prêtres de Cybèle et après avoir fréquenté une cour au sein de laquelle régnaient les ambitions personnelles, les jalousies mais aussi la peur des colères de Néron et les craintes d'une disgrâce sans retour, Sporus réalisera sur le tard à quel point c'est auprès de l'empereur qu'il aura vécu dans ce qu'il y a de plus proche d'une famille...

Sur le tard, parce que la solidarité dont bénéficiera Sporus ne lui apparaîtra que dans un moment fatidique (ah, le destin, toujours lui !), sans remercier aussi chaleureusement qu'il l'aurait voulu ses bienfaiteurs... Sauf à remplir la mission particulière qui lui sera confiée à son insu... Preuve de la confiance immense placée dans l'ancien esclave prostitué devenu prêtre, castrat et épouse impériale... L'accomplissement d'un destin extraordinaire, dont jamais Sporus n'aura tenu les rênes...

Un destin qui, malgré sa discrétion, marquera les esprits. Avant Cristina Rodriguez, Petrone y fera allusion dans son Satyricon et Flaubert, bien plus tard, l'évoquera dans un poème. Comme je l'ai dit en préambule, ce destin est tellement romanesque en lui-même qu'il paraît même étonnant qu'on ne lui ait pas consacré plus tôt tout un livre...

Pour autant, et Cristina Rodriguez le précise dans quelques lignes, en fin d'ouvrage, ce roman est bien sûr documenté, mais ce n'est pas un livre de référence sur l'histoire de Rome au premier siècle de notre ère. Le contexte historique n'y est que le décor dans lequel se déroule la vie extraordinaire de Sporus, et non le principal sujet qui y est traité.

Mais, on ne peut s'empêcher de regarder cette société romaine avec des yeux écarquillés, tant les différences avec notre société occidentale et judéo-chrétienne sont évidentes... La relation au corps et aux relations charnelles, par exemple... Oh, le sujet est logique, d'abord parce qu'il est omniprésent dans "Sporus", mais aussi parce qu'il en gêne toujours autant aux entournures (et sans doute ailleurs)...

Pourquoi entendons-nous forcément le terme "décadence", quand il s'applique à Rome et son empire, dans un sens moral, quand il est d'abord question de pouvoir, d'économie et d'influence ? Le désir et le plaisir sexuel y apparaissent certes, sans limite ni tabous (bien qu'il y en ait forcément eu), mais pas par dépravation. Ce sont les usages et la bisexualité y est une norme parmi d'autres. La sexualité est compartimentée entre la mission procréatrice et la recherche du plaisir.

Mais, de même qu'il ne faut pas juger trop hâtivement ces pratiques, il ne faut sans doute pas en tirer des généralités sur les comportements de tous les citoyens romains à travers ce qu'on voit dans "Sporus". Ni même voir la prostitution avec notre regard actuel qui en fait une activité répréhensible... Bref, gardons l'esprit ouvert face à tout cela, ne soyons pas moralisateurs, on serait à côté de la plaque...

En revanche, et pour rester sur l'aspect décadent de la Rome antique, il faut quand même insister sur le fait qu'on est en fin de règne. Pas seulement celui de Néron, mais celui de la dynastie à laquelle il appartient. Il est le dernier empereur julio-claudien, suivra une période d'instabilité politique avant l'avènement de Vespasien, qui instaurera la dynastie des Flaviens.

Si j'en parle, c'est parce que ce n'est pas anodin. Ce climat global qui agite le peuple et va conduire Néron à sa perte, mais aussi le secret que va emmener Sporus avec lui, tout ça est dans le roman et contribue au destin de Sporus, même indirectement...

Alors, oui, les questions qui touchent à la civilisation sont présentes dans le roman, sans en être le coeur, mais elles ne sont pas anodines. Par exemple, l'adoption de Néron par Claude (évoquée, puisque antérieure à la rencontre entre Sporus et l'empereur), est aussi importante, puisqu'elle n'est pas pour rien dans son accession au trône...

Toutefois, ce sont les particularités légales et sociétales qui entourent l'adoption en général qui sont importantes. Parce que cela jouera aussi un rôle dans la vie de Sporus. Alors, oui, "Sporus", le livre, se veut d'abord un divertissement, et c'est réussi, car on s'amuse beaucoup à sa lecture. Mais c'est aussi un roman initiatique et presque un conte philosophique.

Et, si son auteur réfute l'idée d'un ouvrage de référence, il n'en respecte pas moins les faits et ce qu'on sait de l'époque et donne envie d'en savoir plus sur elle. Un siècle que Cristina Rodriguez a déjà mis en scène dans d'autres de ses livres, dont la série de polars historiques, consacrés à Kaeso le Prétorien (dont un quatrième tome est en préparation).

Au-delà de toutes considération historiques, morales ou littéraires, "Sporus" est d'abord le récit d'une vie extraordinaire qui va mener un enfant né au plus bas de l'échelle sociale, jusqu'à son sommet, jusqu'à la chute, qui aurait pu être plus dure, grâce au hasard, ce coquin. A moins qu'on ne le doive aux doigts agiles des Parques...

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