dimanche 29 juin 2014

"Que faire de son grand corps quand on a de l'argent ? (...) Comment devenir un héros, un mythe vivant ?"

Prenez une histoire. Imaginez deux écrivains s'en saisissant et publiant un livre autour de cette histoire à 3 mois d'intervalle... Lorsque j'ai évoqué récemment sur ce blog un roman qui m'avait énormément amusé, j'ai découvert l'existence de cet autre livre, une biographie, en l'occurrence. Et certaines réactions à ce sujet lues à la publication de mon billet m'ont donné envie de poursuivre l'aventure avec Jacques Lebaudy, empereur auto-proclamé du Sahara. Il ne s'agira pas de comparer deux livres qui sont plutôt complémentaires, d'ailleurs, mais bien de donner mon avis, comme si j'abordais ce thème pour le première fois, à travers le livre de Philippe Di Folco, "Empereur du Sahara", publié au début du printemps chez Galaade. Et de saluer le remarquable travail effectué pour essayer de parler de Jacques Lebaudy au plus près de sa véritable personnalité, lui qui est surtout entré dans la postérité à travers des caricatures et des articles de presse satiriques.





Qui est donc Jacques Lebaudy, mort à Long Island, au début de l'année 1919, dans des circonstances dramatiques ? Voilà le point de départ de cette biographie minutieusement construite par Philippe Di Folco autour d'un des personnages les plus difficiles à cerner du début du XXe siècle : Jacques Lebaudy.

S'agissait-il d'un fou, furieux, voire dangereux, d'un excentrique né avec une cuillère en or dans la bouche et qui se cherchait un destin extraordinaire, d'un génie de la finance au flair inouï, d'un grand enfant, la tête pleine de rêves de gloire et d'aventures ou un provocateur qui a mis le doigt juste à l'endroit où il peut gratter l'Europe entière et ces politiciens qu'il méprise ?

Sans doute un peu de tout ça. Et, dans cette biographie, c'est un personnage certainement pas tout noir, ni tout à fait ridicule, comme la presse de son époque a pu essayer de le faire croire, mais loin d'être tout blanc non plus, en particulier à la fin de sa vie, où son comportement vis-à-vis de sa compagne et de sa fille auront plus que laisser à désirer...

Jacques Lebaudy, fils de Jules Lebaudy, magnat du sucre en France, et d'Amicie, femme étonnante, catholique fervente, monarchiste, professant des idées extrêmement conservatrice mais utilisant sa part de fortune pour financer des oeuvres caritatives dans la plus grande discrétion. Jacques et ses frères, eux, vont mener grande vie et connaître des destins tous assez peu ordinaires.

Mais le pompon est donc décroché par Jacques qui, en 1903, à bord d'un bateau qu'il a acheté, la Frasquita, avec un équipage qui n'a aucune idée de ce qui l'attend, va se rendre en Afrique, du côté de cap Juby, dans le sud du Maroc actuel, juste en face des îles Canaries, pour prendre possession en son nom, ou plutôt au nom de Jacques Ier, du Sahara, dont il entend faire son empire.

L'idée a l'air complètement dingue, comme ça, et elle l'est dans les faits, tant cette épopée va partir en vrille, même lorsqu'on l'examine à la lueur des faits tels qu'on peut les connaître, et pas seulement au récit caricaturaux et moqueurs que la presse a pu abondamment en faire à l'époque. Car, derrière le décorum impérial de pacotille, on découvre des idées qui sont dans l'air du temps, des projets envisagés sérieusement et que la fortune des Lebaudy aurait pu contribuer à mettre en oeuvre.

Je pense en particulier à cette ligne transsaharienne de chemin de fer, qui aurait relié le Maghreb à Dakar, par exemple, en suivant les pistes existant. Ce n'est pas une invention de Jacques Lebaudy, mais il en parle. Comme l'exploitation du sous-sol de ce désert. On ne parle pas de pétrole ou de gaz, à ce moment-là, mais de phosphates, et il y a de quoi faire.

Bref, à l'image de ces deux exemples, et il y en a d'autres, on se rend compte que se mêlent plusieurs choses chez Jacques Lebaudy : une influence certaines de lectures de jeunesse, une attention particulière à ce qui se passe dans le monde, mais aussi une incroyable mégalomanie qui le pousse à agir pour sa propre gloire, et de façon complètement délirante.

Philippe Di Folco, sans, j'ai l'impression, réussir à vraiment cerner Jacques Lebaudy, sans vraiment parvenir à se faire un avis franc et massif à son sujet, parvient, en retraçant l'histoire familial, celle de son père, financier influent dont le seul dieu était l'argent et qu'on accusa sans doute un peu vite de bien des méfaits, celle de sa mère, de ses frères et, en fin de livre, de sa compagne, Augustine, actrice de second rang qui a eu le tort de se rêver un avenir impérial sans se rendre compte de ce dans quoi l'entraînait son cher et tendre, et de leur fille, Jacqueline, dont la jeunesse a été pour le moins perturbée...

Fouillant l'abondante littérature qui évoque le cas Lebaudy, à la fois pendant ces années où il va chercher à implanter son empire en plein désert, mais aussi dans l'exil qui va suivre, où l'on perd sa trace épisodiquement avant de le retrouver par certaines frasques, tandis que l'imaginaire collectif va lui en imputer d'autres, de plus en plus folles, et que rien de concret ne semble venir accréditer, Philippe Di Folco ne retrace pas seulement le destin d'un homme.

Il nous parle d'une époque, complexe, difficile, tendue, à la fois sur le plan national et international. La France de la IIIe République connaît des divisions et des oppositions terribles, une certaine instabilité, des haines tenaces et une soif de vengeance vis-à-vis du voisin allemand. Par ailleurs, les tensions géopolitiques sont énormes.

Grande-Bretagne, Espagne, France mais aussi Allemagne, les grandes puissances européennes entendent bien étendre leur empire colonial, avec ce que cela sous-entend de richesses et de pouvoir, d'influence et d'hégémonie... Or, le Sahara attise toutes ces convoitises. Et, lorsque Jacques Lebaudy va mettre son nez là-dedans, c'est comme s'il donnait un coup de pied dans un nid de guêpes...

Cette époque trouble, remplie de personnages aussi baroques et décalés que Jacques Lebaudy est une mine pour un romancier, mais aussi pour un biographe. Car celui-ci peut soulever les tapis et les tentures, prendre le recul pour regarder les faits avec un oeil différent. Apaisé ? Possible, mais surtout, hors du bouillonnement de l'époque et des avis trop vite forgés.

Et surtout, on découvre que les extravagances de Jacques Lebaudy s'insèrent dans une période où l'aspiration à créer des micro-empires, des micro-Etats autour d'une personnes décrétant unilatéralement qu'elle prend possession d'un territoire, d'un peuple, d'une zone géographique, est très tendance, pour reprendre un vocable contemporain.

On découvre aussi la fascination qu'il exerce sur les "Nouveaux Mondes", quand il n'obtient que railleries dans la vieille Europe. Nouveaux Mondes au pluriel, car les Américains s'intéressent à lui, mais également la presse d'Océanie, Australie et Nouvelle-Zélande, apparemment. Il doit avoir à leurs yeux cette âme de pionniers qui n'est pas celle du colonisateur, celle d'un homme qui veut créer une entité neuve à partir de rien et non imposer un modèle en vigueur ailleurs.

Je me suis surtout demandé, à la lecture de cette biographie, à partir de quand Jacques Lebaudy avait fini par se prendre vraiment au sérieux ou si tout cela n'était pas le vaste canular d'un homme riche qui s'ennuyait à force de tout réussir et qui voulait pimenter son existence... Il y a tant de moments, dans son épopée, où ce qu'il peut faire pourrait être une blague de potache, de garnement espiègle et facétieux dont la cour de récréation est formée par deux continents séparés par une mer...

Je n'ai vraiment pas de réponse à ça. La fin de la vie de Jacques Lebaudy, exilé perpétuel, quasiment apatride, empereur d'un Etat qui n'existe pas, ni pour lui, ni pour personne d'autre, a quelque chose d'assez pathétique tant il finit par ressembler à la caricature des aliénés qui se prennent pour Napoléon. Il devient violent, insensé, dangereux, colérique...

Combien de fois, à Long Island, a-t-il passé ses nerfs lorsqu'il était contrarié par quelque chose en réduisant les meubles de la maison en miettes à coups de hache ? Son micro-empire n'est plus saharien, il se réduit à cette maison où il exerce sur ses sujets, Augustine et Jacqueline en tête, une terreur de tous les instants.

Cette dernière partie de la vie de Jacques Lebaudy est pathétique, parce qu'elle montre un fou. Vraiment, avec tout ce qu'on peut mettre de méprisant et de sombre dans ce mot. On est loin des fastes de son empire de carnaval, de son uniforme, de ses médailles, de son drapeau, des communiqués de presse qu'il rédigeait et que personne ne savait s'il fallait les prendre au sérieux ou les traiter avec dédain...

Non, ces années à Long Island sont une longue descente aux enfers dans l'aigreur d'avoir échoué, sans doute d'avoir aussi été oublié, effacé par la montée des périls qui a abouti à l'abominable premier conflit mondial. Le trublion n'avait plus sa place quand l'époque n'était plus à la rigolade mais au carnage... Peut-être est-ce là, finalement, que sa mégalomanie a pris le dessus pour de bon, faisant de l'Empereur du Sahara un vulgaire conjoint violent...

Philippe Di Folco propose donc une vraie réflexion autour de ce personnage et il la nourrit de façon remarquable, avec des annexes, des notes, des encarts, des illustrations, des anecdotes... On découvre jusqu'à l'histoire de la Frasquita après avoir servi de vaisseau amiral à la "flotte" de l'Empereur du Sahara, par exemple.

La mise en page est très originale, cela demande un peu d'organisation, parfois, quand les encarts viennent se juxtaposer au texte principal. Mais rien n'est inutile, tout sert le propos de l'auteur et sa description d'une Belle Epoque au cours de laquelle le capitalisme, désormais installé, fait ses crises d'adolescence, au cours de laquelle la géopolitique européenne et mondiale connaît des soubresauts, au cours de laquelle le vaudeville n'est parfois pas que sur la scène des théâtres...

Mais le mystère Lebaudy demeure. Il y a très peu de sources directes sur l'homme, une seule photo, je crois, de lui à l'âge adulte. Le paradoxe d'un homme qui n'est pas à ça près, est d'avoir été à la fois d'une incroyable discrétion et en même temps d'un orgueil et d'une mégalomanies incroyables pour faire sans cesse parler de lui, et alimenter comme on le ferait en enfournant du bois dans une chaudière, le feu des commentaires à son propos.

Oui, les sources de son époque sont bien souvent des articles satiriques et des caricatures, souvent féroces, qui se comptent par milliers. Mais pour le reste, si peu, si peu pour connaître vraiment l'homme. Ceux qui l'ont côtoyé, ont vécu les événements dont il a été l'instigateur, ont bien raconté ce qu'ils ont vécu, mais avec la déformation de leurs sentiments à l'égard du personnage.

Augustine, Jacqueline, ses fidèles grognards n'ont rien dit. Lebaudy lui-même n'a laissé que bien peu de choses, et encore moins sur ses intentions véritables, camouflées sous son excentrique personnage, plus fictionnel que réel, d'empereur du Sahara. Qu'a-t-il vraiment cherché dans cette aventureuse expédition, tellement éloignée de celle que mènera un T.E. Lawrence quelques années plus tard ?

Au final, je me suis passionné pour une lecture pleine de zones d'ombres, mais qui, paradoxalement, donne des angles de vue nouveaux sur Jacques Lebaudy. Sans juger cet homme, sans le regarder avec moquerie ou mépris, Philippe Di Folco raconte cette vie extraordinaire et ce destin particulier, souligné par l'échec de ceux qu'il a laissé derrière lui à sa mort.

Loin du roman satirique de Jean-Jacques Bédu, dans le fond comme dans la forme, "L'Empereur du Sahara" est une biographie riche et foisonnante qui aborde énormément du sujets connexes et donne un panorama fascinant d'une époque qu'on croit connaître et qu'on maîtrise finalement très mal. Et la complémentarité des deux livres, sortis à si peu de temps d'intervalle, est réelle, justement parce qu'ils offrent les deux visions majeures de Jacques Lebaudy : la plus proche possible de la réalité à travers la biographie et celle qu'il a laissée derrière lui, plus ou moins volontairement, à travers la caricature.

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