jeudi 5 mars 2015

"Le mal m'a obligée à revenir, les fantômes sont sortis de leurs tombes, encouragés par ma présence et ils m'ont retrouvée".

Alors que je disais récemment, à propos de "l'homme qui a vu l'homme", de Marin Ledun, que je trouvais que le Pays Basque me semblait un sujet sous-employé, voilà qu'une série débarque sur Canal+ et qu'un autre roman sortait en poche. C'est de ce dernier, dont il sera question aujourd'hui. Un roman, je le précise, qui n'évoquera pas du tout la situation politique de ce territoire, mais sa culture, ses traditions. Dolores Redondo nous emmène du côté espagnol de la frontière, en Navarre, d'ailleurs, si on s'en tient à la stricte géographie, dans la vallée du Baztan. "Le gardien invisible" (disponible en poche chez Folio) est un roman noir, une quête initiatique et presque une saga familiale, dans un contexte terrible, celui d'une série de meurtres de jeunes demoiselles. Et, sur cette enquête, plane la présence de croyances, de mythes et de créatures qui, forcément, donnent un caractère étrange et mystérieux à ce roman...



Lorsqu'on retrouve le corps d'une adolescente sur les bords du Baztan, avec une mise en scène très particulière, la police locale se dit qu'il vaut mieux faire appel aux policiers de Pampelune, la grande ville la plus proche. Ce second assassinat dans des conditions sordides nécessite l'intervention de spécialistes de ce genre de crimes qu'on n'a pas l'habitude de voir dans cette vallée paisible.

Au grand dam de l'inspecteur Montes, qui espérait être nommé à la tête de cette enquête, celle-ci est confiée à l'inspectrice Amaia Salazar. Une jeune femme choisie parce qu'elle est justement originaire de la vallée et que sa famille y vit toujours. Elle connaît  les lieux, les gens, les mentalités, elle a donc été jugée plus à même de mener l'enquête.

Le temps presse, on ne sait pas quand le tueur va frapper de nouveau, mais cela semble une évidence. Et le problème, c'est qu'il n'y a quasiment pas d'indice. Ce tueur, méticuleux, organisé, violent, frappe avec une incroyable discrétion et ne laisse rien derrière lui, si ce n'est les chaussures de ses victimes en guise d'indicateur de l'endroit où se trouve le corps et quelques éléments assez intrigants...

Mais rien qui ne constitue une piste viable pour entamer les recherches. Pas même ces poils, relevés sur et autour du corps. Des poils d'animaux, très certainement, peut-être d'ours, bien que le plantigrade ne s'aventure plus dans cette région depuis longtemps. Et, à part jouer les charognards, ce qui n'a rien de certain, quel rapport entre un ours et le meurtrier ?

C'est alors qu'une autre hypothèse, folle, apparaît. Celle dont les médias vont s'emparer, plus tard. Ces poils, ces lieux, cette présence... Tout cela évoque à certains une créature mythologique, le basajaun, un personnage mi-ours, mi-homme, qu'on ne voit que très rarement et qui veille à ce qui se passe dans cette forêt ancestrale. Un gardien invisible, donc...

Bien évidemment, difficile d'y croire lorsqu'on est un des policiers chargés de retrouver un assassin qui n'est sûrement pas une créature légendaire sortie d'un imaginaire collectif profondément enraciné. Seule Amaia, originaire de cette région, a connaissance de ce mythe, ce qui ne la tracasse pas plus que ça, en tout cas, dans un premier temps.

Non, elle a d'autres sujets d'inquiétude. La pression qui pèse sur ses épaules, en tant que responsable de l'enquête. Elle sait qu'elle n'a pas vraiment le droit à l'échec et, avec horreur, elle constate le peu d'indices dont elle dispose. Seuls de nouveaux meurtres pourraient lui donner de nouvelles pistes à exploiter, peut-être même l'assassin commettra-t-il une erreur... Dur à encaisser.

Mais pas autant que ce retour dans cette région qu'elle a fuie, il y a bien des années de cela. Cette région, je m'égare. C'est sa famille que Amaia a fuie, avant tout. Une famille qui lui a donné bien des souffrances et qu'elle retrouve, bien malgré elle, à l'occasion de cette enquête. Ses tantes, ses soeurs, une famille matriarcale, avec sa hiérarchie.

Tout ce qu'a rejeté, plus jeune, Amaia. Partie pas si loin que ça, à Pampelune, une cinquantaine de kilomètres, tout au plus, et pourtant, c'est comme si elle s'était installée à l'autre bout de la galaxie. En tout cas, hors de portée de cette étouffante famille et de son sinistre passé. Mais, Amaia est allée encore plus loin que ça.

Elle s'est déracinée, totalement. Elle est devenue policier, a été formée aux Etats-Unis, dans une région elle aussi riche en mythes et légendes, la Louisiane, mais elle y a appris le profilage, les procédures de police scientifique et les plus modernes méthodes d'investigation. Puis, à son retour en Espagne, elle a épousé un riche Américain.

En cela, elle a brisé l'ancrage familial, la succession dans la pâtisserie familiale, devenue une véritable industrie, prospère et populaire, l'installation d'un foyer à Elizondo, dans un périmètre restreint, comme un lien invisible qui les retiendrait ad vitam aeternam dans cette vallée, près des siens. Des siennes.

Amaia s'est rebellée contre ce destin tout tracé, on comprend peu à peu la raison de ce choix radical. Elle est la seule à avoir rejeté le clan et son retour va réveiller ce douloureux passé. C'est elle qui prononce la phrase qui sert de titre à ce billet, je pense que vous l'avez déjà compris, à ce point du billet. Et, au-delà de l'intrigue liée directement au crime, pour moi, le coeur du roman est là.

Dans la lutte d'Amaia contre sa famille, son destin, ses démons personnels, il y a aussi cette rupture nette avec sa culture. Pas dans une ignorance ou une opposition, mais dans un matérialisme qui a tué en elle ce qu'il pouvait rester de rêve et de merveilleux. Et, avec ce retour au pays, ce ne sont pas seulement ses démons, qu'elle réveille, mais aussi la petite fille qu'elle a été, et les croquemitaines qui la hantent.

Comme souvent, bien sûr, je ne peux pas trop développer certaines thématiques dans ce billet, car nous en dirions trop sur le récit. Mais, évoquons quand même la question de la maternité. Elle aussi est omniprésente, à différents degrés, dans ce roman. Je l'ai dit, cette famille Salazar est une famille matriarcale. Les hommes sont des pièces rapportés, des époux, des beaux-frères, des gendres... Et ils sont tous effacés, affaiblis, malheureux, dépassés.

La maternité est abordée de différentes manières dans "le gardien invisible", je ne développe pas, à vous de voir. Mais, et c'est finalement ça qui est très intéressant, le personnage de la mère n'apparaît pas uniquement sous un angle positif. Il est même au centre de la bataille féroce que se livrent le bien et le mal, endossant alternativement les oripeaux de l'un et de l'autre.

Accessoire en apparence, par rapport à la trame du récit, cette facette prend de l'ampleur au fil des pages pour devenir très importante, voire capitale. Pour l'enquête elle-même ? Peut-être. Mais pour Amaia, certainement. Et à plus d'un titre. Comme si ce retour au pays n'était ni un pèlerinage, ni une quête expiatoire, mais qu'il pouvait devenir un exorcisme.

Entre les tantes et les soeurs d'Amaia, on a là une galerie de personnages féminins tous très différents, mais inextricablement liées entre elles, et pas seulement par le sang. Des relations entre forts et faibles, dominantes, dominées, dont s'est extraite Amaia dès qu'elle l'a pu. Et pourtant, malgré ses défauts, cette famille a quelque chose de presque anachronique dans le monde qui est le nôtre.

Une famille qui évolue dans une vallée presque hors du temps, où la modernité ne s'est que modérément installée. On y conserve les croyances et la culture populaire chevillées au corps. Même la surpuissante église catholique n'a pas réussi à effacer tout cela, alors, elle a essayé de les récupérer, sans vraiment y parvenir. parfois, ces vieilles lunes affleurent. Comme le basajaun...

Ce roman, c'est aussi cela : l'irruption de la modernité dans ce havre de tradition et la lutte profonde, titanesque entre les deux. Mais, il serait faut de s'arrêter à cela. Les véritables mobiles des drames sont ailleurs. On les découvre petit à petit et les soupçons qu'on peut avoir tôt au cours de l'histoire ne résistent pas vraiment.

Plus roman noir que thriller, les amateurs de rythme effréné et de rebondissements permanents pourraient rester sur leur faim, "le gardien invisible" est aussi un roman introspectif qui ouvre une trilogie consacrée au personnage d'Amaia Salazar. A travers cette enquête, on la découvre, on sait d'où elle vient, on comprend aussi qu'elle doit faire ses preuves dans une carrière où elle n'a encore rien acquis.

Son retour au sein de la famille crée des tensions terribles et plongent le lecteur dans un passé violent qui ajoutent encore à la noirceur de l'intrigue. L'atmosphère est oppressante du début à la fin, et pas seulement à cause des humains. Cette nature, cette vallée, sa forêt, son cours d'eau, tout cela doit être très bucolique, comme il peut prendre des allures particulièrement menaçantes.

Il y a quelque chose dans le Baztan d'une forêt de Brocéliande qu'on aurait installée dans le nord de l'Espagne, à deux pas des Pyrénées. Il plane au-dessus de cette histoire un je-ne-sais-quoi d'inquiétant, à l'image de ce mythe du basajaun, dont on se demande, alternativement, si c'est une figure bienveillante ou dangereuse.

Oui, en disant cela, je donne probablement l'impression que ce basajaun existe... Un moment, j'ai faili intituler ce billet "la marque basajaun", mais le calembour était si mauvais que j'ai préféré attendre la dernière partie de ce billet pour vous en faire part... Plus sérieusement, oui, j'accrédite, j'accrédite. Car, c'est l'une des énigmes de ce livre.

La présence est fugace, fugitive, mais bien réelle... A moins que l'imagination des uns et des autres leur joue des tours. Et celle du lecteur avec... Ce côté fantastique, car, pour notre oeil de citoyen du XXIe siècle, cela relève de cette dimension, est un vrai plus dans ce roman, en lui insufflant un mystère qui... Ah non, je n'en dis pas plus !

Si vous aimez les romans qui ont une gueule d'atmosphère, où le contexte participe pleinement au malaise que peut ressentir le lecteur, alors "le gardien invisible" devrait vous convenir. Il y a dans ce livre cette angoisse latente qui agit comme une substance addictive. On a envie d'avancer, on a envie de comprendre, de démêler l'écheveau, les écheveaux, même : celui dans lequel est emberlificotée Amaia sur un plan personnel et l'autre, cette enquête sur cette série de meurtres horribles.

Jusque dans l'utilisation de la météo, de la nuit, tout ce qui obscurcit, Dolores Redondo joue avec ces ambiances plombées pour nourrir et renforcer l'ambiance globale de son livre. Au grand jour, en plein soleil, en plein été, tout prendrait un aspect différent. Ici, entre l'hiver, le froid, la pluie, le gel et la présence de la nuit, on est plongé dans des ténèbres qui menacent de se refermer sur Amaia la lumineuse.

Si je voulais, aller, juste trouver un bémol, mini-bémol, c'est que la question culturelle aurait pu tenir un peu plus de place. Mais je crois que c'est ma curiosité qui s'exprime, l'envie d'en apprendre plus sur ces légendes, leur origine, leur survivance aujourd'hui, la façon dont on les entretient encore, peut-être pas lors de veillées au coin du feu, mais presque.

Pour le reste, j'ai passé un très bon moment à la lecture de ce livre et j'aimerais vite pouvoir retrouver Amaia Salazar, savoir dans quelle genre d'histoire encore bien sombre Dolores Redondo va la plonger et quels recoins de son âme elle la poussera à aller examiner. Mais il va encore falloir patienter, apparemment, le second volet arrive dans quelques jours !

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