jeudi 16 juillet 2015

Nos ancêtres les Gaulois...

A l'heure où l'on parle tant de réforme des programmes d'Histoire, de "roman national" et autres sujets sympathiques dans le même genre, le titre de ce billet est évidemment un tantinet provocateur. Et pourtant, il illustre parfaitement le coeur du roman dont il sera question aujourd'hui. Après l'énorme succès du "Soleil sous la soie", Eric Marchal a choisi de quitter la Lorraine pour la ville de Lyon et le XVIIe siècle pour celui des Lumières. Avec "la part de l'aube" (aux éditions Anne Carrière et disponible en poche chez Pocket), l'auteur installé à Vittel nous offre encre une magnifique et passionnante fresque historique, située peu avant la Révolution. Sur fond de recherches scientifiques et encyclopédiques, c'est surtout la question de l'Histoire et des origines du peuple français, et donc de la légitimité de la monarchie qui va soutenir l'intrigue centrale de ce roman-fleuve. Mais, il y a bien plus que cela encore dans ce bon pavé qui nous plonge au coeur d'une époque.



Automne 1777, à Lyon. Antoine Fabert est un avocat redoutable, à la mémoire incroyable et doué pour trouver la faille qui permet à ses clients d'obtenir justice. Toutefois, une agoraphobie, provoquée par un drame de jeunesse, l'empêche de plaider lui-même et c'est avec une des figures du barreau lyonnais, François Prost de Royer qu'il est associé, avec un grand succès à la clé.

Mais, Antoine est un parfait homme de son temps. Un homme des Lumières, nourri par les textes des encyclopédistes et lui-même porté sur les recherches scientifiques. Agronomiques, plus précisément. A l'instar d'Antoine Parmentier, il travaille assidûment à fabriquer du pain avec une farine où l'on ajoute aux céréales du topinambour, afin d'éviter à l'avenir les disettes et les famines, tout en permettant de faire baisser le prix de cet aliment de base.

Pour cela, il a fabriqué des appareils qu'il espère un jour pouvoir présenter à Parmentier en personne, et donc voir ses idées présentées en haut lieu, à Versailles. L'homme est un bourgeois, qui vit dans une certaine aisance, mais jamais il ne perd à l'esprit, dans sa carrière d'avocat, comme dans ses activités annexes, le sort des plus faibles.

Mais la vie d'Antoine Fabert est loin d'être rose. Son couple a volé en éclats quelques années plus tôt, à la mort de leur fils. Depuis, Antoine se consacre corps et âme au travail tandis que son épouse, inconsolable, ne parvient pas à tourner la page et se laisse entraîner dans des expériences dangereuses, comme avec ce mystérieux Mesmer, présent dans la ville pour démontrer la puissance de son magnétisme.

La vie de l'avocat va pourtant connaître un incroyable rebond, suite à une extraordinaire découverte.  Lors de travaux d'aménagements de sa demeure, le beau-père d'Antoine, Marc de Poinsompierre a mis à jour ce qui ressemble à des vestiges d'un site datant de l'époque où Lyon s'appelait encore Lugdunum. Rien de neuf, de tels sites sont nombreux dans la ville.

Mais, cet endroit recèle un objet incroyable : un coffre, contenant des documents écrits dans une langue inconnue. La curiosité de l'avocat est alors plus qu'aiguillonnée et il décide de se pencher sur ces textes, tracés sur de la cire, afin d'essayer de les déchiffrer et de les comprendre grâce à quelques clés de lecture laissées par l'auteur.

Et, oh, surprise, il semble bien qu'il s'agisse d'une langue gauloise et que l'auteur, un certain Louern, ait été druide. Or, une pièce trouvée dans le coffre laisse penser que ces textes ont été rédigés en 64 après Jésus-Christ, à une époque où la ville de Lyon était parfaitement intégrée à l'empire romain. Une époque à laquelle on considère alors que l'influence gauloise n'existait plus.

Peu à peu, apparaît aux yeux d'Antoine un récit qui le déroute, car rien ne permettait de penser que cela ait pu arriver : l'existence, au coeur de la Lugdunum romaine, d'une colonie gauloise... Antoine connaît bien sa ville et sait qu'aucune trace attestant ces faits n'a encore jamais été découverte. Pourtant, s'il y parvenait, ce serait un coup de tonnerre.

Même les Encyclopédistes, Voltaire en tête, considèrent alors la culture gauloise comme négligeable dans la formation du futur peuple français ; ce n'est qu'une civilisation barbare qui a été soumise et absorbée par l'empire romain. La France, elle, n'est née que bien plus tard, de la civilisation franque, installée sur les ruines d'un empire romain effondré.

Tout à sa passion, Antoine Fabert comprend pourtant rapidement que ce qu'il a découvert dérange. Et pour cause, la présence gauloise à Lyon pourrait saper la légitimité de la monarchie. Rien que ça. Arrive donc à Lyon, mandaté directement par Versailles, le sinistre Marais, sorte de Javert avant l'heure, impitoyable et déterminé, chargé de mettre la main sur les documents en possession d'Antoine. Par tous les moyens.

Evidemment, celui-ci est tout sauf prêt à renoncer à ce savoir inouï dont il n'a pas fini de mesurer l'importance. Il lui faut comprendre, étayer sa découverte d'éléments concrets et, pourquoi pas, la diffuser, malgré le risque. S'engage alors un duel terrible entre Fabert et Marais, qui peut compter sur ses mouches. D'une part, la ruse, et de l'autre, la force, arbitraire et brutale.

Mais l'avocat n'est pas seul : outre son collègue, Prost de Royer, il peut compter sur l'amitié et le soutien d'un fameux historien local, Antelme de Jussieu, cloué dans un fauteuil roulant mais fasciné par la découverte de Fabert, ainsi que sur l'énergie d'un jeune, ambitieux et intrépide journaliste, Camille Delauney. Sans oublier la belle Michèle Masson, comédienne venue de Paris, et qui va trouver entre Saône et Rhône, le rôle de sa vie.

"La part de l'aube", même si le livre contient une intrigue centrale que je viens de vous exposer, n'est certainement pas un thriller historique, pas même un polar. C'est une véritable saga historique qui s'étend sur une période de six mois, de l'automne 1777 au printemps 1778. Car, au-delà de l'enquête de Fabert sur Louern et ses recherches, mais aussi la lutte à distance avec Marais, Eric Marchal nous propose une vraie chronique de la vie lyonnaise à cette époque.

Si "le soleil sous la soie" évoquait la mutation de la médecine, de son âge médiéval vers une certaine modernité (encore relative, certes), "la part de l'aube" est un pur roman sur les Lumières. Chaque partie de l'histoire de ce livre nous y ramène : sur le plan politique, religieux, historique, scientifique, etc., et cette insatiable curiosité nourrit un récit passionnant et plein de surprises.

Par exemple, la présence de ces araignées énormes, eh oui, désolé pour les arachnophobes, des bestioles venues tout droit de Madagascar et qui pourraient permettre, si on parvient à maîtriser leurs sécrétions, de produire une soie d'une qualité et d'une solidité incomparables. Dans la ville des canuts et des soieries, où l'on ne jure que par le ver du bombyx du mûrier, il y a là des perspectives d'avenir remarquables.

Eric Marchal aussi est un tisseur d'histoire parfait, lui aussi (lui, on m'appelle le roi de la transition), car chaque élément de son récit, chaque intrigue secondaire, chaque pièce annexe, finit par s'intégrer et par trouver sa place dans l'histoire globale. Une parfaite construction, très habile et remarquablement menée.

Par exemple, pour rester sur nos halabés, ces fameuses araignées sus-nommées, elles sont un fil conducteur (ah, ah, ah, je suis en peine forme, cet après-midi) du roman, mais leur rôle sera capital pour venir aider Antoine, alors que la menace représentée par Marais se fait de plus en plus pressante et le danger de plus en plus proche. Mais je ne vous en dis pas plus.

On ne sent pas encore la montée de colère qui aboutira à la Révolution, une décennie plus tard. Mais, la société française est tout de même bien chamboulée. les représentants du pouvoir n'inspirent pas franchement confiance, la bourgeoisie éclairée gagne en influence et ne néglige pas le peuple quand l'aristocratie se laisse entraîner aux numéros de passe-passe d'un Mesmer.

Science et philosophie contre oisiveté et superstitions. e résumé est un peu lapidaire, mais comment ne pas songer à cela ? De même, la découverte d'Antoine n'est pas anodine : il fait trembler la monarchie, qui s'écroulera quelques années après, pour d'autres raisons bien plus terre à terre et également plus sérieuses. Mais, cette découverte dans les mains d'un fidèle du pouvoir aurait tout simplement été discrètement détruite.

Bien sûr, Eric Marchal joue avec l'histoire, la distord un peu, anticipe les découvertes pour les besoins de son récit. Ce qu'Antoine découvre ne le sera qu'au XIXe siècle et même après, l'expression "nos ancêtres les Gaulois", elle aussi, ne s'imposera que bien après, avant de devenir une des phrases fétiches de la IIIe République, étendant son empire.

Mais, avec ce matériau, il nous offre une fresque romanesque dans laquelle la vie quotidienne n'est pas absente, au contraire. On se plonge vraiment dans l'époque et dans cette vie de Lyon. Autour de Camille, on découvre comment se fabriquait la presse, pas vraiment du journalisme d'investigation, malgré l'envie qu'on ressent chez le jeune homme, mais une feuille pour communiquer annonces et messages institutionnels.

La devise de Camille est la même que celle d'un des grands penseurs de ce siècle : Jean-Jacques Rousseau. Une phrase de Juvénal, à l'origine. Un poète latin, tout se tient : "Vitam impendere vero". Consacrer sa vie à la vérité, voilà le sens de cette maxime qui aurait pu être le titre de ce billet. Et voilà ce à quoi il s'engage en suivant et épaulant Fabert, malgré les risques pris et les dangers encourus.

La vérité... Un thème fort et central de "la part de l'aube". Mais qu'est-ce que la vérité, exactement ? Quart d'heure philo en fin de billet, mais que se passe-t-il ? Car, ce que l'on découvre là, c'est que la vérité n'est pas seulement un point de vue. Elle est surtout dictée par les plus puissants, oui, mais elle dépend de l'état des connaissances. Et ce siècle des Lumières, c'est justement celui de la connaissance.

Mêlant personnages fictifs et d'autres réels (certains sont cités dans ce billet, auxquels on peut ajouter la reine de France en personne, Marie-Antoinette, croisée en son Trianon), des figures historique que nous connaissons tous, d'autres, plus locales, qui encadrent Antoine, véritable moteur de tout ce récit. Un personnage attachant, plein de failles et de doutes, mais aussi motivé par son ardente curiosité.

Fabert n'est sans doute pas un militant. On ne l'imagine pas en Robespierre, par exemple, quelques années plus tard. Ce n'est pas le pouvoir qui le fait avancer, mais bel et bien sa soif de connaissance. Son incroyable découverte n'est pas, entre ses mains, une arme contre la monarchie, mais un simple sujet d'études et d'émerveillement.

Son action politique, il la mène dans le prétoire, ou, plus exactement, dans les coulisses du tribunal, puisqu'il ne plaide pas lui-même, lorsqu'il défend les intérêts de ses clients. Vérité, connaissance et justice... L'intégrité de cet homme fait de Fabert un héros, presque à l'antique, soumis à l'arbitraire d'un pouvoir en péril. Et, d'une certaine manière, à 17 siècles d'intervalle, cela ne fait que renforcer le lien entre Louern et lui.

A la fois sensiblement différent du "Soleil sous la soie" (qui a d'ailleurs droit à son petit clin d'eil), "la part de l'aube" s'inscrit pourtant dans la même lignée. Eric Marchal continue de s'affirmer comme un des grands auteurs de romans historiques actuels en France et on attend désormais avec impatience de savoir où et quand il choisira de nous emmener la prochaine fois, à la rencontre de quels personnages.

Après Deruet et Fabert, quel nouvel (anti)héros nous fera-t-il découvrir ? Un personnage qui sera, on s'en doute, en prise et aux prises avec son époque. Un homme, ou pourquoi pas une femme, qui sera à la fois capable de faire avancer la société dans laquelle il vit, mais susceptible d'être broyé par elle. Le genre de personnes qui contribuent à rendre ce monde meilleur. Ou moins pire...

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