mercredi 12 août 2015

La légende du siècle.

"Qu'est-ce que la mort à tout prendre ? Un mauvais moment, un péage, un passage de peu de chose à rien", a écrit Victor Hugo. Pour lui, sans doute, mais pour la France, ce pays qu'il a incarné plus et mieux que personne au XIXe siècle, ce moment fut un drame national, ces obsèques une incroyable manifestation populaire. Mais, ce fut aussi le moment de partager un héritage littéraire, politique et philosophique immense et assez large pour intéresser bien du monde, des chrétiens conservateurs jusqu'aux anarchistes. "Victor Hugo vient de mourir" est le titre du roman de Judith Perrignon qui paraîtra à l'occasion de cette rentrée littéraire, le 26 août, aux Editions l'Iconoclaste. Un roman aux allures de documentaire, qui nous plonge au coeur de l'émotion immense suscitée par l'agonie de l'écrivain et nous emmène à la rencontre de différents personnages pour qui "ce passage" revêt un enjeu considérable, à côté duquel il ne faudra pas passer, dans un contexte encore instable...



Dès que la rumeur a couru, en ce mois de mai 1885, la population a convergé vers le 50, avenue Victor Hugo, à Paris, là où vit, "en son avenue", le grand homme. La rumeur, c'est celle de son entrée en agonie. Un malencontreux coup de froid serait en passe de terrasser l'auteur des "Misérables", que l'on semblait croire immortel, lui qui eut tant de mal à devenir Académicien...

Désormais, c'est la respiration de toute une Nation qui est suspendue aux bulletins de santé quotidien de Victor Hugo. Et il n'y a pas de quoi être optimiste. L'heure est venue de se préparer au terrible moment du décès d'un des plus importants enfants de ce siècle... Un homme dont la littérature et plus encore les idées politiques ont formé bien des citoyens, de toutes les classes sociales.

A 83 ans, l'homme, pas l'écrivain, pas le politique, n'a pas été épargné par l'existence. Ses meilleurs amis l'ont précédé dans la mort. Pire, une grande partie de sa famille elle aussi a disparu. Bien sûr, on songe à sa fille Léopoldine, dont le décès l'avait marqué profondément, mais ses deux fils, Charles et François-Victor, se sont éteints au début de la décennie précédente. Quant à Adèle...

La plus proche famille de Victor Hugo est alors sa bru, Alice Lehaene, veuve de Charles Hugo, et que l'écrivain a gardé à ses côtés comme si elle était sa propre fille. Même lorsqu'elle s'est remariée, avec Edouard Lockroy, un député aux évidentes ambitions ministérielles. Et cet homme, est d'ailleurs un des personnages principaux de ce roman.

Elu lors du rétablissement de la République, après la guerre de 1870, il a d'abord siégé sur les rangs de l'extrême-gauche avant, lors des élections suivantes, de rallier le camp des radicaux-socialistes, au sein duquel il réclame l'amnistie pour les Communards. Lockroy est ministre, lorsque débute ce roman et il va lui falloir gérer la mort de son auguste parent par alliance.

Il sera en première ligne quand il faudra décider des manifestations qui entoureront les obsèques de l'écrivain. Car nombreux sont celles et ceux qui voudront lui rendre hommage, suivre le cortège, et, pour cela, il faut que ces personnes, qui se reconnaissent dans ses "Misérables", puissent participer. Et ce n'est pas si simple à mettre en place. Encore moins de convaincre la présidence de faciliter cela.

Les deux autres personnages centraux de ce roman sont Maxime Lisbonne, personnage incroyable à qui Didier Daeninckx a consacré un livre ("le banquet des affamés") et Prosper-Olivier Lissagaray. Tous les deux sont journalistes et couvrent l'événement pour leurs journaux respectifs, "L'ami du peuple" et "la Bataille".

Vous l'aurez compris, ce sont deux hommes engagés, tous les deux clairement à gauche de la gauche, qui sont là et attendent, comme tout le monde, que le pire se produise. Eux aussi espèrent que des funérailles nationales seront décrétées et qu'on fera tout pour permettre au plus grand nombre d'y participer. Et aussi, en particulier pour Lisbonne, d'y revendiquer.

Tous les deux furent Communards, et, comme Lockroy, ils sont nés à la fin des années 1830. Ils ont donc grandi sous la figure tutélaire de Hugo, qu'ils soit exilé ou présent en métropole. Sa voix a porté à leurs oreilles, ses textes sont passés entre leurs mains. Ils sont des enfants de Hugo, sur le plan culturel et politique, même si leur idéal est différent.

Lisbonne, ami de Louise Michel, sera, comme elle, déporté en Nouvelle-Calédonie. A son retour, cet homme qui vient du théâtre avant de s'intéresser à la presse, choisira de mettre en scène "Hernani", de Victor Hugo pour ses premières représentations. Il continue à rêver du Grand Soir et se dit que les obsèques de l'écrivain pourraient être une occasion idéale de montrer à la République la force de ses idées.

Lissagaray n'a pas connu la déportation, mais l'exil, à Londres. Là, il rencontra Karl Marx, dont il devint un proche. Et fut, également, l'amant de la fille du philosophe. Contrairement à beaucoup de militants de gauche qui voient en Hugo un bourgeois, indigne d'intérêt, lui met Marx et l'auteur des "Misérables" au même niveau.

Et, pendant que ces deux-là espèrent que le deuil national sera l'occasion de battre le pavé, de brandir les drapeaux rouge et noir et de rappeler que les idées qu'ils défendent ne sont pas mortes avec la Commune et que la jeune République, troisième du nom, doit compter aussi avec eux, le pouvoir s'organise également.

Pendant que le préfet de police de Paris, Arthur Gragnon, collecte l'information grâce aux mouches dont il dispose dans les milieux de gauche et anarchistes, le ministre de l'Intérieur, François Allain-Targé, doit prendre les décisions les plus justes possibles pour limiter le risque de voir dégénérer les choses, qu'il autorise le plus grand nombre à assister aux funérailles ou pas...

Enfin, il y a ceux dont on devine la silhouette, qui passe discrètement, Louise Michel, déjà citée, ou Georges Clémenceau. Enfin, pour finir de balayer l'échiquier politique, il y a les milieux conservateurs, en particulier les catholiques. Beaucoup sont encore monarchistes et attendent un événement qui pourrait servir leur intérêt.

En fait, tous les militants attendent cette décision lourde de sens, pour les croyants comme pour les athées : Victor Hugo demandera-t-il l'extrême onction ou la refusera-t-il ? Rejoindra-t-il le giron de l'Eglise ou pas ? Un sujet complexe, loin d'être anodin aux yeux de tous, car, évidemment, il servira à savoir dans quel camp penche l'homme illustre.

Rassurez-vous, je n'ai fait qu'installer le décor, beaucoup des explications que je donne dans ce billet ne se trouvent pas forcément dans le livre et ce qui se déroule dans le livre de Judith Perrignon est bien différent. Ici, vous avez les enjeux de cette semaine douloureuse et l'explication de la montée des tensions politiques.

La romancière met donc en scène des personnages historiques, les anonymes, "les Misérables", eux aussi, sont là, bien sûr, avec leur peine sincère et leur volonté de rendre hommage à Victor Hugo qui sut si bien décrire leurs souffrances, leur situation sociale, et qui fut un de leurs ardents défenseurs. Mais, le propos de Judith Perrignon reste très politique.

On plonge dans ces milieux de gauche forte, directement issus de la Commune, et pour qui, en tout cas, pour une partie d'entre eux, Hugo est un héraut, le porte-voix des plus pauvres, dans une République bourgeoise qui n'est, à leurs yeux, guère différentes des précédents régimes. D'une certaine manière, ce roman, c'est non seulement celui d'un homme qui incarne son siècle, mais aussi, un test fort pour la jeune République.

Le régime a alors moins de 15 ans, sa légitimité n'est pas encore bien solide. D'un côté les Communards et leur volonté révolutionnaire, de l'autre, les monarchistes, qui croient encore ferme à la possibilité d'une restauration en cas d'échec. Au milieu, ces Républicains fervents qui doivent éviter tout faux pas pour que le chaos de 1871 ne rejaillisse et que les antagonismes se réveillent.

La mort de Victor Hugo, c'est un catalyseur de toutes ces France, opposées et pourtant complémentaires, qu'il a toutes marquées par ses textes, ses discours, sa poésie, ses engagements... C'est un événement qui transcende les différences pour devenir consensuel. Relativement, peut-être, mais ses obsèques seront l'occasion d'un rassemblement que peu de personnes ont suscité.

Judith Perrignon a construit "Victor Hugo vient de mourir" comme une sorte de documentaire. C'est remarquablement documenté, passionnant à suivre, avec le ressenti de la tension qui pouvait régner Avenue Victor Hugo et dans toute la capitale durant cette semaine qui aura marqué durablement les esprits, et cela, dans tout le pays.

Mais, c'est aussi un roman engagé. Les dernières pages, dans lesquelles l'auteure évoque ses propres liens avec Hugo, sont également très intéressantes. On se rend compte qu'à 130 années d'écart, on retrouve lors de ces cérémonies, bien des points communs avec notre époque actuelle. En termes, par exemples, de récupération politique.

Oui, les funérailles de Victor Hugo auraient dû être la célébration d'un homme par tout un peuple, mais elles furent confisquées par cette République qui, elle aussi, pensait tenir là la figure capable de l'aider à grandir dans sa légitimité. Ce ne sont pas "les Misérables", bien au contraire, qui ont accompagné Hugo à sa dernière demeure, et ce ne fut ni la faute à Voltaire, ni à Rousseau, qu'il rejoindra quelques années plus tard au Panthéon.

Cependant, quelque chose m'a profondément marqué dans ces dernières pages, quelque chose avec lequel, si je ne me suis pas trompé dans mon raisonnement, je suis en accord total : notre époque souffre terriblement de l'absence d'une figure telle que Victor Hugo, capable d'avoir une vision politique à longue portée.

Et, aujourd'hui encore, il pourrait, non, il devrait, être lu et relu, être une source d'inspiration pour tous. Quels que soient les origines sociales, les engagements politiques, les croyances religieuses... Sans doute l'Europe ne serait-elle pas dans l'impasse actuelle s'il y avait eu des dirigeants de sa stature. Et si l'on n'avait pas, contrairement à lui, perdu de vue l'humain.

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