vendredi 28 août 2015

"Tu connais ton père !"

Certains trouveront peut-être que le titre de ce billet manque un peu d'originalité, mais cette phrase, leitmotiv de notre roman du jour, s'est imposée d'elle-même par la triste ironie qu'elle incarne. Voici un billet consacré à un auteur devenu incontournable dans le paysage littéraire français et qui, livre après livre, puisant dans son expérience sans jamais tomber dans l'ego-fiction, ne cesse de surprendre ses lecteurs et de les prendre aux tripes, par la puissance de ses récits et des émotions qui s'en dégagent. Avec "Profession du père", en grand format chez Grasset, Sorj Chalandon nous plonge dans une enfance pas comme les autres, à l'ombre d'un père extraordinaire. Ce dernier mot est à prendre au sens strict, sans y mettre la connotation très positive qu'on lui donne le plus souvent. Et, encore une fois, l'écrivain étudie la question de la paternité et de la relation d'un fils à son père. Sans doute de façon plus personnelle encore qu'à l'habitude...



Emile est un enfant de l'après-guerre. Il est né à la fin des années 1940 et a grandi près de Lyon. Rien ne différencie Emile des autres enfants de son âge, si ce n'est ses parents. Et en particulier, son père, André Choulans. Un fanfaron, qui raconte volontiers les expériences les plus remarquables de sa vie et les grandes rencontres qui l'ont marqué.

Mais un homme qui devient également vite violent, Emile en sait quelque chose, lui qui doit régulièrement essuyer les colères paternelles. Lorsqu'elles se déchaînent, il n'a pas énormément le choix. Essayer de se faire le plus petit possible, se cacher entre son lit et le mur en attendant que la grêle de coups cessent aussi vite qu'elle a commencé.

En avril 1961, André Choulans exulte ! Quatre généraux de l'armée française ont refusé de se plier aux diktats d'un autre général, celui qui se trouve à l'Elysée, et mènent un putsch à Alger. Favorable à l'Algérie Française, André n'en finit plus de vitupérer contre le grand Charles qui fut, dit-il, son meilleur ami, celui qui l'écoutait et suivait ses conseils.

Mais désormais, la guerre est ouverte entre le père d'Emile et ce traître de De Gaulle. André Choulans s'engage résolument en faveur de l'OAS et il va entraîner dans cette quête personnelle son fils pré-adolescent, un enfant encore, un grand naïf, qui écoute son père raconter ses exploits avec des yeux comme des soucoupes et l'admire malgré les corrections qu'il lui inflige.

Ainsi, depuis sa plus tendre enfance, il a découvert successivement que son père était l'un des fondateurs des Compagnons de la Chanson, exclu parce que trop talentueux, un gardien de but si talentueux que le grand Emile Veinante, ancien membre de l'équipe de France, aurait voulu le recruter dans son équipe professionnelle, une ceinture noire de judo qui a tout appris au Japon, etc.

Désormais, le voilà donc membre important de l'OAS, animant un réseau opposé à l'indépendance de l'Algérie en lien avec la CIA, par l'intermédiaire du mystérieux Ted, rencontré pendant la guerre, un ami, un vrai, à tel point que André et son épouse l'ont choisi pour être le parrain d'Emile. Un parrain dont la réputation fait là aussi l'orgueil d'un môme qui ne rêve que d'une chose, en vain : le rencontrer.

André Choulans a l'âme d'un chef, c'est certain. D'ailleurs, dans son engagement politique et para-militaire, il décide de déléguer. Et qui mieux que son fiston, la chair de sa chair, pour agir en son nom ? Enfin, plus exactement, à sa place... Eberlué, Emile va bientôt devenir un agent de l'OAS à part entière, inscrivant le nom de l'organisation honnie un peu partout sur le chemin de l'école.

Emile va même aller plus loin : il va recruter lui aussi un nouveau membre, Luca, fils d'une famille de pieds-noirs fraîchement rapatrié d'Algérie. Avec lui, enfin, en le poussant gentiment sur l'avant de la scène, les deux gamins vont jouer à la guerre des boutons à une sauce plus politique. Et plus dangereuse, aussi, même si Emile ne paraît pas mesurer l'ampleur de ses actes.

Le jeu va devenir encore plus intéressant, mais aussi super effrayant, quand André, grisé par les succès dérisoires obtenus par son fils et ivre de la colère d'un militant que le pouvoir refuse d'entendre, décide de se lancer dans un grand projet qui fera de lui un héros de la Nation : assassiner De Gaulle...

"Profession du père", ce n'est pas seulement l'enfance d'Emile, qui constitue l'essentiel de la première partie du livre. Une partie qui, disons-le, offre des situations qui ont de quoi faire sourire le lecteur, et même un peu plus. Pourtant, il plane au-dessus de tout cela une atmosphère un peu étrange qui s'avère être vaguement inquiétante. Et va devenir franchement oppressante, au fil des pages.

Oui, on s'amuse, dans cette première partie, ne sachant pas vraiment si les histoires que raconte à l'envi ce père si spécial sont du lard ou du cochon. Est-il sérieux ou bien n'est-il finalement qu'un conteur qui essaye de faire l'admiration de son fiston ? Oh, les réponses, on les a bien vite. La question tombe d'elle-même : André Choulans raconte n'importe quoi.

Mais, pour un gamin, qui n'a rien vu, rien connu et dont l'univers se restreint à l'école, où son esprit vagabonde rapidement, et à cette famille en vase clos, tout cela se pare de la brillance de la vérité. Emile se pose bien des questions, de temps en temps, mais, comment trouver un quelconque démenti aux élucubrations paternelles ?

Emile, c'est le gamin qui raconte à ses copains que son père, eh ben, c'est le plus grand de toute la terre, parce qu'il a été parachutistes et espion, d'abord... Les exagérations des enfants pour marquer leur territoire, en imposer aux copains et bomber le torse. On a tous fait ça (ouais, surtout les garçons, ok !), lorsqu'on fréquentait encore les cours de récréation et les préaux de primaire.

Le genre de rodomontades qui n'engagent que ceux qui les croient. Sauf qu'Emile, lui, y croit. Peut-être pas dur comme fer, mais suffisamment pour les sortir aussi à des adultes, comme lors d'un séjour en colonies de vacances. La réactions des monos est gênée, polie mais un peu navrée. Emile le remarque, mais ne s'y arrête pas.

Pas plus qu'il ne relève le mécontentement de cet homme, qu'avec ses yeux d'enfants, il regarde comme un modèle, un exemple, lorsqu'il demande ce qu'il doit mettre, en début d'année scolaire, dans la fameuse case "Profession du père", sur ce quart de feuille que les élèves devaient remplir en guise de fiche signalétique... Et pourtant...

Il lui faudra du temps avant de comprendre que quelque chose cloche sérieusement avec son père. Longtemps, et aussi, énormément de "tu connais ton père !" de la part de sa mère, qui trouvais là la phrase choc mettant instantanément fin à tout questionnement intempestif de la part de son rejeton. "Tu connais ton père !", c'est plus qu'un point en fin de phrase, c'est une fin de non recevoir.

Je ne vais pas énormément évoquer le cas d'André, tout simplement parce que c'est le coeur du roman et qu'il faut suivre le cheminement de l'histoire dont il est le fil conducteur. En revanche, il faut, à mon avis, s'arrêter sur le cas de la mère d'Emile. Denise, c'est son prénom. J'ai dû le rechercher, il ne m'avait pas frappé. Son époux lui envoie plus souvent quelque "mot doux" bien senti...

Et pourtant, quel personnage, que cette Denise ! Une mère, oui, mais une mère à l'image de celui avec qui elle a choisi de passer sa vie. Une femme discrète, alors que c'est elle qui fait bouillir la marmite familiale. Une femme soumise, qui s'efface rapidement quand la cocotte-minute qui lui sert de mari commence à siffler sous la colérique pression...

Une femme qui elle aussi, récolte des coups, mais tout de même moins qu'Emile, une femme qui dit amen à tout ce que André dit, qui vient confirmer ses histoires, même les plus incroyables, qui évoque Ted aussi facilement que si elle l'avait croisé en allant faire les courses le matin même. Une femme aveugle (serait-ce l'amour qui en serait la cause ?) sur l'état de son mari.

Lorsqu'on entame la lecture, on est enclin à plaindre Denise comme on plaint Emile. Vivre ainsi sous le joug d'un tyran domestique, ce ne doit pas être ni facile, ni agréable tous les jours, pense-t-on. Pourtant, à force de "Tu connais ton père !", de mollesse coupable, de comportement pas loin d'être aussi irrationnels que ceux de son cher et tendre, c'est un tout autre personnage que l'on découvre.

Peut-être y aura-t-il des lecteurs qui ne seront pas d'accord avec ce point de vue, mais pour moi, Denis est la complice d'André. Complice de tous ses mauvais coups, même si, on le sent bien, les corrections infligées à Emile l'effrayent. Mais, elle ne les condamne pas, elle les appuie, même. Y allant de sa propre gifle ou du reproche qui va bien, pour justifier la colère d'André.

"Profession du père" possède également une partie contemporaine. Et l'on y voit une Denise qui n'a pas évolué d'un pouce, malgré tout. Un aveuglement, je reprends le mot, qui est absolument sidérant. On a vu la vie de cette famille à travers les yeux, dessillés et de plus en plus incrédules, d'Emile. Certaines scènes auxquelles on assiste proposent un décalage tel qu'au lieu de provoquer le comique, c'est la consternation qu'elle engendrent.

Mais, pour Denise, non, rien d'anormal, "tu connais ton père"... Ce couple qui a coupé les ponts avec la famille, ascendants et même, d'une certaine façon, descendant, qui n'a jamais eu de relations sociales, si ce n'est de pauvres commerçants crédules victime des actes de grivèlerie d'André, aucun ami, excepté le mystérieux et invisible Ted, vit en autarcie, dans un monde mythique construit sur mesure...

"Tu connais ton père", répète Denise. Mais qui le connaît vraiment ? Qui peut dire qui est André Choulans ? A part quelques indices, qui apparaissent et sont aussitôt noyés dans les histoires qu'il raconte, avant de les oublier aussi vite, on ne sait pas grand-chose de lui. Et, dans la partie contemporaine, alors, en apprendra-t-on plus ?

"Profession du père", c'est cette quête que mène Emile pour enfin connaître cet homme qui l'a élevé, si on peut dire. Sorj Chalandon, comme souvent, s'inspire pour créer son personnage, de sa propre expérience. Mais cette fois, ce n'est pas une expérience professionnelle, mais bien sa propre enfance. Comme d'habitude, il l'enrobe de fiction, de vraie fiction, pas juste d'auto-fiction.

On comprend dès lors mieux l'obsession que nourrit l'écrivain, dans la plupart de ses romans, pour la question paternelle, que cette fonction soit biologique ou rêvée. Il lui aura fallu attendre le moment propice pour l'aborder de front, et non plus par la bande. Se confronter, et ses lecteurs avec lui, à cette situation qui, si elle fait sourire au début, devient carrément angoissante au final.

Ce livre est particulièrement troublant. Impossible de se mettre à la place d'Emile ou de Sorj. Il y a des scènes qui sont certainement aussi voire plus douloureuses que les coups reçus. Ce n'est pas qu'Emile n'a pas été désiré, non, c'est comme s'il n'appartenait pas au monde d'André et Denise. Ses géniteurs ne lui ont pas délivré de visa, il a de moins en moins accès à cet univers clos.

Le plus effrayant de cette affaire, c'est de se dire qu'il aura fallu tant de temps pour se rendre à l'évidence. Que André aura réussi à tromper son monde tant et tant d'années, jusqu'à ceux qui, au premier chef, auraient dû agir bien avant. Que Denise, la fidèle Denise, perpétue la singularité familiale, malgré tout...

"Profession du père" est un roman dont la tonalité est assez différente des précédents livres de Sorj Chalandon. On est loin de la folie du monde, celle qui frappe l'Irlande ou le Liban, pour n'évoquer que quelques-uns des ouvrages précédents. Et pourtant... Franchement, l'histoire démarre presque comme une comédie, j'ai songé à un autre roman, "le porteur de cartable", d'Akli Tadjer, qui évoque des situations en apparence proches.

Pourtant, peu à peu, c'est bel et bien un drame qui se dessine sous nos yeux, une expérience bouleversante, presque dérangeante. Non, Emile ne connais pas son père, même si jamais il ne contredira sa mère. Non, il ne le connaît pas. Et l'ultime scène de "Profession du père" en dit long sur l'ironie de ce titre et sur le trouble qui, certainement, demeure au coeur et dans l'esprit de Sorj Chalandon. Tout juste à côté de cet amour qu'il n'a jamais cessé de ressentir pour ses parents.

1 commentaire:

  1. Bravo pour cette critique très développée et avec laquelle je suis en tous points d'accord, notamment sur la complicité passive de Denise. C'est un roman très fort qui m'a mise mal à l'aise.

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