dimanche 17 janvier 2016

"Les Géorgiens résistent, ils ne renoncent pas".

Notre roman du soir m'a intrigué dès qu'on m'en a parlé. A cause de son sujet. Puis, la quatrième de couverture est venue renforcer cette envie, car on sent bien qu'on parle d'un homme au destin extraordinaire. Enfin, parce qu'il y a, aux cotés du personnage central, une figure historique majeure du XXe siècle, avant qu'il accède à ce statut. Entre fiction, roman historique, biographie, souvenirs de famille et même un peu d'auto-fiction, "L'autre Joseph", de Kéthévane Davrichewy (qui vient d'être publié aux éditions Sabine Wespieser), est un livre qui m'a captivé et me pose encore maintenant au moment d'en parler sur ce blog, bien des questions. Mais, il souffle sur ce livre un vrai souffle épique qui, finalement, ne restera qu'un simple souffle dans le vent de l'Histoire du XXe siècle. Une histoire aussi de racines familiales, d'héritage, pas seulement biologique, mais culturel, d'une transmission chaotique et désormais achevée.



En 1881, Damiane Davrichachvili, le préfet de la ville de Gori, en Géorgie, devient père. L'enfant se nomme Joseph et il va grandir dans cette famille bourgeoise dans cette région rurale entre son père, sévère mais juste, mais sévère, sa mère, à laquelle il est tendrement attaché, et sa grand-mère, source de frictions dans le couple. Joseph n'est pas un enfant-roi, mais il est choyé.

Que serait-il advenu de Joseph Davrichachvili si, dans ce même village de Gori n'était pas né près de 3 ans auparavant, un autre garçon, lui aussi prénommé Joseph, qui deviendrait, par la suite, Joseph Staline ? Difficile de l'imaginer tant cette relation, spéciale, ambiguë, difficile à cerner, va influencer toute l'existence de Joseph Davrichachvili, arrière-grand-père de Kéthévane, auteure de ce roman.

Les deux enfants sont à la fois très proches et tellement différents. Joseph Djougachvili, qu'on surnomme alors Sosso, est né dans une famille pauvre. Son père est cordonnier, sa mère couturière. Une famille sans le sou que le préfet Davrichachvili décide d'aider en embauchant la mère du futur Staline et essayant de tenir à l'écart un père qui a sombré dans l'alcool et se montre souvent violent.

L'enfance des deux Joseph est turbulente. A Gori, ils font les quatre-cents coups et Joseph (Davrichachvili, nous appelleront l'autre Sosso) est bien souvent puni. Les deux gamins ont une âme de chef de bande, mais Sosso n'a pas la naïveté de son camarade et montre un caractère déjà très fort. Quant à Joseph, il supporte mal le comportement de Sosso.

A lire cette première partie sur l'enfance commune des deux Joseph, j'ai eu le sentiment d'une vraie fascination de Joseph pour Sosso, mais une fascination qui le met mal à l'aise, qu'il combat jusqu'à chercher en permanence à s'écarter, presque à rejeter Sosso, sans y parvenir vraiment. Ils ne sont pas amis, ils ne sont pas rivaux, mais leur relation se situe quelque part entre ces deux pôles.

Un élément nourrit aussi sans doute cette méfiance de Joseph pour son aîné : la rumeur persistante qui veut que Sosso soit le fruit de l'adultère entre le préfet de Gori et sa couturière... Les deux Joseph seraient demi-frères, leur ressemblance est d'ailleurs frappante, dit-on. Cette histoire, dont on ne saura jamais si elle a un fond de vérité, circule, discrètement, mais elle compte, forcément...

Par la suite, leur chemin se sépareront. Joseph fera des études (il se liera d'ailleurs d'amitié avec un autre futur dirigeant soviétique, Kamenev), tandis que Sosso entamera sa carrière de révolutionnaire. Tous les deux sont en effet fortement engagés politiquement, tous les deux, à leur manière personnelle, rêvent de révolution.

Mais, leurs buts, apparemment convergents, s'avéreront plus tard bien différents. Joseph Davrichachvili choisira de défendre l'identité géorgienne contre la mainmise russe. Un nationalisme qui ne va pas dans le même sens que les visées du futur Staline. Malgré un ennemi commun, la Russie tsariste, ils s'affronteront aussi sur ce champ-là.

Enfin, à l'âge adulte, Joseph choisira l'exil, tandis que Sosso, devenu Koba et pas encore Staline, préparera une seconde révolution qui, cette fois, mettra à bas le système féodal russe et ouvrira la porte à la création de l'Union Soviétique. Joseph Davrichachvili vivra alors une vie incroyable, pionnier de l'aviation, blessé et décoré pendant la Grande Guerre, puis espion, compagnon de Marthe Richard avant qu'elle ne donne son nom à la loi sur la fermeture des maisons closes, résistant en 1940, etc.

Indépendamment de ce lien particulier avec Staline, la vie de Joseph Davrichachvili est un roman. Au point de parfois se demander s'il ne l'a pas enjolivée. Car, cette vie, elle ne se transmet pas de génération en génération. Au contraire. Kéthévane Davrichewy avait très peu entendu parler de lui avant de décider de se lancer dans l'écriture de ce livre.

L'une des particularités de cet "Autre Joseph" est d'avoir coupé très tôt les liens avec sa descendance et ne se souciant que très peu de sa famille. Séducteur, personnage taciturne mais capable, dans sa jeunesse révolutionnaire, de lever les foules et de mener des hommes au combat, je dois dire qu'il reste un vrai mystère une fois le livre terminé. Mais son charisme opère malgré tout, peut-être aussi à cause de cela.

Je l'ai dit, ces deux Joseph sont proches et différents. Et, cette différence, on peut se demander si ce n'est pas cette sorte de jalousie admirative de Joseph envers Sosso qui l'explique. Comme si le plus jeune des deux garçons essayait par tous les moyens de se démarquer. Mais, objectivement, ces différences existent dans leurs parcours.

Ne revenons pas sur les origines, j'en ai parlé. Lorsque Joseph part faire ses études, qui l'amèneront une première fois à Paris, il découvre la littérature, la philosophie, la politique aussi. Il est pétri de culture française, nourri des Lumières et de la devise "Liberté, égalité, fraternité". Le chant révolutionnaire qu'il entonne le plus volontiers n'est pas "l'Internationale", mais "la Marseillaise".

Sosso, lui, se destine à la prêtrise et entre au séminaire. Une voie qui, bien souvent, pousse à la révolte. Après Dieu, c'est la découverte de Marx qui va orienter le parcours de Sosso. Et, comme dans tout ce qu'il fait, depuis son enfance et jusqu'à sa mort, il s'engagera en politique avec une détermination qui confine au fanatisme. Encore une différence avec Joseph, qui se veut un réaliste, un pragmatique.

Joseph est un intellectuel, Sosso est un homme de terrain, capable de transmettre sa volonté, sa colère, de fédérer les forces vives dans un but : la révolution. Au début du XXe siècle, dans la foulée de la défaite tsariste face au Japon, en 1905, les deux Joseph participeront activement à une première révolution dans leur Géorgie natale, mais à la tête de deux factions différentes et menant différemment leur barque.

Cette période résonne en un étrange écho avec leur enfance commune, lorsque, tout ouïe, il écoutait les récits des grands bandits géorgiens, dont les légendes étaient chantées dans tout le pays par des artistes itinérants. Les deux Joseph apprirent ces textes par coeur, fiers de cette culture géorgienne dont on découvre certains aspects dans le livre.

Joseph va s'engager dans la lutte révolutionnaire contre la colonisation russe, contre cette modernité que le Tsar veut imposer aux pays voisins, à commencer par le Caucase, et qui passe par un développement technologique, mais aussi, et surtout, par la russification de la société. Inacceptable pour Joseph qui se battra longtemps pour une Géorgie indépendante. En vain.

Mais, lors de cette première révolution avortée, les deux Joseph vont devenir ces personnages qu'ils admiraient tant dans leur enfance : des bandits ! Mais ces bandits étaient des bandits d'honneur et Joseph, lui, doute du bienfait de l'action violente menée. "Sont-ils des héros, ou des bandits", se demande-t-il même.

Là encore, il choisira un chemin différent de celui de Joseph Djougachvili... On voit, au cours de cette période, tout ce qui oppose les deux Joseph. Et Joseph Davrichachvili, dans son récit autobiographique, laisse entendre que Staline s'est par la suite, attribué certains de ses faits de gloire à lui, avant de rompre définitivement avec son passé, quand lui gardera toujours au coeur et à l'esprit sa Géorgie.

Kéthévane Davrichewy a choisi de volontairement axé son livre sur l'étrange relation entre les deux Joseph parce que la figure de Staline est évidemment terriblement évocatrice. Le portrait qu'on a dans ce livre du futur Petit Père des Peuples laisse d'ailleurs entrevoir certains traits de caractère qu'on retrouvera ensuite, en particulier une certaine rouerie et une paranoïa qui le pousse à se méfier de tous.

Plus qu'une biographie, ce livre est une démarche personnelle : faire connaissance avec un aïeul dont elle ignore tout ou presque et qui n'a pas très bonne réputation au sein même de la famille. Sans doute a-t-elle été la première à ressentir la fascination qu'elle transmet au lecteur pour cet incroyable personnage aux mille vies, aux mille expériences.

A travers lui, elle renoue les racines rompues et revient aux sources de cette culture si particulière qui est celle de sa famille. J'insiste sur ce point, mais la Géorgie et ses spécificités, historiques, religieuses, culturelles, sont au coeur de ce livre, parce qu'elle est un enjeu majeur. Et peut-être, en tout cas, aux yeux de Joseph Davrichcachvili, la première trahison de Staline.

Kéthévane Davrichewy intervient elle-même à plusieurs reprises, sous forme d'interludes, pourrait-on dire, pour expliquer sa démarche, comment elle a travaillé et apporter des témoignages de certains de ses proches ayant connu, ou plutôt croisé Joseph Davrichachvili (disparu dans les années 1970). Un sorte de contre-champ à l'image forgée par Joseph lui-même dans un livre.


"L'autre Joseph" serait, quoi qu'il arrive, un roman passionnant pour cette rencontre entre les deux enfants, avec un vrai côté picaresque dans cette première partie, puis l'apprentissage révolutionnaire dans une période qu'on néglige toujours, ce tournant du XIXe au XXe siècle. Mais, ce n'est pas seulement une fiction.

Je le redis, n'y voyez pas malice, il est difficile de savoir quelle est la part exacte dans le récit de Joseph lui-même et la part enjolivée. J'ai souri quand on nous explique que le côté fanfaron de Sosso tapait sur les nerfs de Joseph, car je me suis fait ensuite la même réflexion à son sujet. Cela n'enlève rien à ce livre, au contraire, cette délicieuse incertitude est un plaisir.

Oui, on a là une formidable histoire, mais Kéthévane Davrichewy y ajoute un supplément d'âme, en rappelant l'histoire complexe de sa famille, en renouant ce lien à travers les années avec un aïeul bien peu amène et portée sur les relations filiales... Je n'ai pas évoqué ici la relation entre Joseph et son père, difficile, elle aussi, décidément, mais c'est aussi un de ses axes forts.

Les dernières pages, dernier interlude de l'auteur en guise d'épilogue (j'ai failli écrire épitaphe) m'ont bouleversé et j'ai refermé ce livre avec une impression très particulière, le côté romanesque du récit m'ayant captivé, mais aussi sa dimension réelle et ce que tout cela peut représenter aussi bien à un niveau historique qu'à celui de cette famille ballottée par les événements.

Le double visage de Joseph, celui du personnage public et celui du parent loin d'être parfait, donne une dimension hors norme à ce personnage que Kéthévane Davrichewy cherche finalement à approcher, malgré le temps et le peu de sources d'information disponibles. Elle y réussit ; on referme son roman en ayant l'impression d'avoir croisé cet homme qu'on croirait sorti d'un roman, alors qu'il est le roman.

2 commentaires:

  1. J'aime beaucoup ta phrase de conclusion : c'est précisément dans cet état d'esprit que j'ai refermé ce livre - je n'ose écrire "roman" - passionnant !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci :)
      La première partie sur l'enfance est absolument géniale, c'est "les petites canailles" version géorgienne. C'est vrai que ce personnage est hors norme et, comme souvent, si on tombait sur un roman de pure fiction mettant en scène un tel personnage, on aurait sans doute du mal à y croire. La puissance de la réalité, même sans doute un peu embellie.

      Supprimer