jeudi 21 janvier 2016

"Nous avions affaire à la perversion d'un système de croyances par ailleurs totalement inoffensif : nous devions donc nous intéresser à la perversion, pas aux croyances".

Voici une des lectures les plus difficiles qu'il m'ait été donné de lire depuis un bon moment. D'abord, parce que, comme un certain nombre de mes lectures du moment, il ne s'agit pas d'une fiction. Ensuite, parce que ce récit a pour sujet une affaire criminelle hors norme aux effrayantes ramifications. Enfin, parce qu'il nous transporte sur un continent africain où guerres et prosélytisme religieux font des ravages. Lorsque l'on commence la lecture de "l'Enfant dans la Tamise", de Richard Hoskins (en grand format chez Belfond et sous-titré "Meurtres rituels et sorcellerie au coeur de Londres aujourd'hui"), on s'attend au récit d'un fait divers certes très particulier, mais relaté de manière classique. Mais, rapidement, on comprend que rien ne sera classique et que l'on va plonger dans des recoins terriblement sombres de l'âme humaine et que le cas initial n'a, hélas, rien d'une affaire isolée...



Le 21 septembre 2001, le monde est encore sous le choc des attentats de New York, qui ont eu lieu dix jours plus tôt, et la France se réveille dans le fracas de l'explosion de l'usine AZF, à Toulouse. A Londres, c'est une affaire d'une toute autre sorte qui commence avec une découverte macabre à deux pas du Tower Bridge.

Un passant, en jetant un oeil par-dessus le parapet aperçoit quelque chose flottant dans la Tamise et cela l'intrigue tant qu'il préfère prévenir la police. Il a raison : peu de temps après, ce n'est pas un corps, mais un tronc qui est remonté de l'eau. Vêtue d'un short rouge orangé, il appartient vraisemblablement à un enfant à la peau noire. Les enquêteurs, incapables de l'identifier pour le moment, décident de le baptiser Adam.

Richard Hoskins travaille à ce moment-là à Bath, où il est maître de conférences en religions africaines à l'université de la ville. Un statut qui lui a valu d'être d'abord contacté par les médias puis par Scotland Yard. Car, les premiers éléments de l'affaire Adam laisse présager d'une situation sidérante : une histoire de sorcellerie et de sacrifice humain...

La police a besoin d'un avis extérieur, du regard d'un spécialiste, d'abord pour s'assurer que cette voie n'est pas une impasse mais aussi, dans le cas où il faudrait l'envisager sérieusement, pour donner un coup de main. En acceptant la proposition, Richard Hoskins ne se doute certainement pas qu'il vient de donner à son existence un axe inattendu, qui va non seulement l'occuper près de 15 ans, mais le replonger dans son propre passé, faire rejaillir ses propres démons.

Rassurez-vous, je ne vais pas entrer dans le détails de l'enquête en elle-même qui, vous l'avez compris, va demander un long moment et des moyens tout à fait inédit en matière criminelle, même pour un pays comme la Grande-Bretagne. Ni même de la vie de Richard Hoskins avant et après la découverte d'Adam. Il faut laisser le lecteur avancer. Si vous craignez donc que j'en dise un peu trop, n'allez pas plus loin dans ce billet et jetez-vous sur le livre.

Richard Hoskins n'est pas juste un universitaire. Il a vécu plusieurs années sur le continent africain, dans l'actuelle République Démocratique du Congo, qu'on appelait encore Zaïre, à l'époque. Un voyage humanitaire sous l'égide de l'église baptiste, afin de venir en aide matériellement à des populations vivant en pleine brousse.

Curieux, surpris, Richard, qui voyage avec sa jeune épouse, Sue, est immédiatement séduit par ce pays si différent de son Angleterre natale. Ils vont y rester 6 ans, malgré les difficultés en tous genres et y construire une vie commune que vont marquer de grandes joies, mais aussi d'immenses peines. Par la suite, Richard voyagera à travers le continent pour son travail et sera amené à revenir à Kinshasa plusieurs fois de son travail comme consultant auprès de Scotland Yard.

Petit à petit, au fil des chapitres, on découvre à quel point son expérience africaine a marqué Richard, à bien des niveaux. Et comment l'affaire du petit Adam et d'autres qui vont suivre, vont réveiller des douleurs insondables, une colère sourde, aussi, certainement, mais également cette passion violente pour l'Afrique et ses habitants.

On se rendra également compte que cette connaissance antérieure du Congo va permettre à Richard Hoskins de mesurer les changements profonds qui se sont opérés en une vingtaine d'années, après la chute du dictateur Mobutu et le début de l'interminable guerre civile qui mine le pays. Des changements qui touchent particulièrement les enfants.

Mais "l'enfant dans la Tamise", c'est aussi le récit d'un combat intérieur terrible. Richard Hoskins, du jour où il accepte de travailler sur l'affaire Adam, s'y consacre pleinement. Trop, sans doute. Au point de risquer de perdre ce qu'il a de plus cher. A plusieurs reprises, il va devoir lever le pied, prendre du recul, s'éloigner de tout ça... Avant d'y revenir, inexorablement...

Un instant, revenons à l'affaire qui déclenche tout. Très tôt, le travail de Hoskins porte ses fruits, puisque l'examen du corps et du rapport d'autopsie lui permet de refermer la piste suivie initialement par Scotland Yard et de diriger les recherches vers une autre région d'Afrique. Pour autant, l'idée glaçante reste la même : cela ressemble fort à un meurtre rituel...

Cette idée, qui peut nous sembler délirante, s'impose et se confirme, élément après élément... Des contours, seulement. Le cas Adam, l'un des dossiers les plus difficiles jamais rencontrés par la police britannique, de l'aveu même de ses responsables, ne va livrer qu'une vérité partielle. Mais, dans son sillage, ce sont d'autres affaires proches qui vont apparaître et déboucher sur des découvertes terrifiantes.

Je reviens aux changements évoquer plus haut. A sa première visite en Afrique, Hoskins avait été frappé par la joie des enfants croisés en ville comme en brousse, malgré la pauvreté et les difficultés quotidiennes. Deux décennies plus tard, ce qu'il découvre le laisse pantois, tant tout paraît avoir changé, tant les enfants semblent être laissés à la dérive, déconsidérés, traités comme s'ils valaient moins que rien...

Bien sûr, avec la guerre civile, un Etat aux abonnés absents, une situation économique globale catastrophique, la RDC n'est pas au mieux. Mais, plus que la dimension matérielle, c'est vraiment sur un plan humain, presque philosophique, que la différence est visible : l'enfant qui paraissait au coeur de l'attention n'est plus rien.

Pire, il devient une proie, une marchandise, un objet de rejet... L'Afrique, une fois de plus pillée, voit certains de ses enfants vendus, enlevés, tués, maltraités de tant de façon que l'on ressort groggy des séjours de Hoskins sur le continent. Et, au milieu de ce marasme, de cette situation effarante, effrayante, on découvre un autre élément qui va devenir central.

Il concerne la religion. Oh, oui, j'en vois venir beaucoup qui, en ce moment, tombent à bras raccourcis sur tous les cultes (parfois avec raison, parfois avec démesure), mais le constat que fait Richard Hoskins va bien plus loin qu'un simple manifeste athée dénonçant le dogme religieux comme un danger absolu.

Prenez la citation qui sert de titre à ce billet. Ce que constate Hoskins dans les années 2000, c'est que se sont installées dans certaines régions d'Afrique, en l'occurrence, ici, l'Afrique de l'Ouest, un certain nombre d'églises revivalistes, comme on dit, des évangélistes souvent arrivés d'Amérique, qui ont proposé des cultes cherchant à réunir cultures africaines et dogmes chrétiens.

C'est en tout cas la vitrine, le vernis. Dessous, c'est bien différent : les deux branches sont dévoyées par des leaders charismatiques aux allures de gourous, développant des idées mégalomaniaques, violentes, aux antipodes aussi bien des traditions ancestrales que des enseignements religieux d'origine occidentale.

De ces cultes, qui poussent comme des champignons et séduisent de plus en plus d'adeptes, qui les suivent aveuglément, parfois jusqu'à la folie, naissent des situations qui n'ont jamais fait partie des habituelles pratiques en vigueur sur le continent. Parmi elles, des situations qu'on qualifierait plus volontiers de sorcellerie, avec une grosse tonalité péjorative dans ce mot.

L'enfant devient la cible de ces pratiques déviantes et finissent, par le biais des flux migratoires, par s'étendre au reste du monde. Au cours du livre, on comprend que ce n'est pas uniquement l'Angleterre que cela concerne, mais toute l'Europe, et certainement encore au-delà. Le constat que l'on fait en lisant "l'enfant dans la Tamise" est glaçant, déroutant, attristant.

Richard Hoskins fait bien attention de ne pas faire d'amalgame, pour utiliser une expression que nous connaissons bien aussi. Toutes les croyances ne mènent pas à cela et tous les fidèles n'exercent pas de violence. En revanche, ce qui peut inquiéter sérieusement, c'est de voir s'étendre ces cultes très rapidement, avec le risque qu'ils traînent. Et on ne parle même pas là d'autres situations liées à d'autres phénomènes de radicalisation, comme avec Boko Haram, par exemple.

Et puis, émotions rétrospectives, j'ai songé à deux romans de Mo Hayder, qui forment un diptyque : "Rituel" et "Skin". Deux livres publiés en France à la fin des années 2000 mais qui, d'un seul coup, prennent un relief très différent : du simple thriller, page-turner, qui captive mais qu'on relativise puisque c'est de la fiction, on se demande si la romancière n'a pas puisé son inspiration dans les faits divers qui sont au coeur de "l'enfant dans la Tamise"...

C'est le prisme à travers lequel, moi, lecteur lambda de thrillers, en quête de sensations fortes, souvent violentes mais que le filtre de la fiction permet de supporter, je regarde des faits romanesques qui se modifie. Et le malaise est immédiat, parce que, soudain, la réalité reprend le dessus sur la fiction...

Tout ce que raconte "l'enfant dans la Tamise" serait d'une immense violence s'il s'agissait d'une histoire fictive. Le choc que ressent le lecteur, même s'il est atténué par la distance, est énorme et l'on comprend que Richard Hoskins, en s'y frottant comme il s'y est frotté, ait, par moments, perdu pied. D'autant que cela entre en collision avec son propre passé dont il garde le souvenir indélébile.

Je reste volontiers vague sur le détail de ce que l'on trouve dans ce livre. Mais, j'ai été captivé, fasciné, aussi, malgré tout, par tout cela. Par le côté très sombre vers lequel nous emmènent les investigations de Scotland Yard. Par cette folie qui nous y est décrite. Je me suis posé quelques instants pour réfléchir et mettre le doigt sur un élément qui tournait dans ma tête sans que j'arrive à le préciser. Et j'ai retrouvé de quoi il s'agissait.

Lorsque les personnes accusées des faits relatés se retrouvent devant la justice, toutes paraissent ne pas comprendre ce qu'elles font là. Ne pas comprendre ce qu'on leur reproche, ni en quoi leurs actes sont condamnables. Cette incrédulité, que je n'ai pas seulement perçue, c'est Richard Hoskins qui en parle, est sans doute ce qu'il y a de plus effrayant dans tout cela...

Des zombis... Pas nos mangeurs de cerveaux walkingdeadiens, non, ces êtres hagards et qu'on croirait vide de substance que l'on retrouve dans le vaudou. Voilà ce que sont ces êtres, capables des atrocités les plus terribles, mais pas de se rendre compte du mal qu'ils ont fait et de ses conséquences, de l'irrationalité totale de leurs actes...

Au point de me demander si ces hommes et ces femmes, oui, ce n'est pas une affaire de genre, ont eu leur cerveau lavé par ces croyances perverses et dévoyées ou si, est-ce pire, je ne m'en rends pas compte, ces êtres dénués de morale, de tabous, des psychopathes, pour reprendre un vocable en vogue, ont trouvé dans ces cultes, le cadre parfait pour laisser libre cours à leur folie ? Je n'ai pas de réponse à cela.

Il y a quelque chose de Dickensien dans le sort des enfants que relate Richard Hoskins. Le parallèle est sans doute osé, le Londres victorien n'existe plus, la ville est désormais une mégapole ultramoderne bien loin des sombres quartiers où vivaient Oliver Twist et ses amis, avec la Tamise jamais loin. Mais, c'est bien encore la pauvreté qui génère aussi tout cela, comme à l'époque...

Je sais très bien que certains lecteurs, à me lire, se diront que "l'enfant dans la Tamise" n'est pas pour eux. Je le comprends, je le regrette un peu, tout de même. D'abord, parce qu'on ne trouve pas de lectures aussi fortes et aussi dérangeantes si souvent. Ensuite, parce qu'on se confronte là au réel et que fermer les yeux n'empêche pas cela d'exister.

Je ne vais pas tomber dans le cliché de l'écriture comme thérapie. Pour autant, difficile de ne pas se dire qu'en couchant cette incroyable expérience sur le papier, Richard Hoskins a essayé de se libérer du poids gigantesque qui devait l'écraser depuis bien des années. Sans doute n'y est-il pas parvenu totalement, mais peut-être a-t-il désormais le sentiment de le partager avec ses lecteurs.

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