mardi 8 mars 2016

"Mon rêve, c'est un livre qu'on n'arrive pas à lâcher et quand on l'a fini on voudrait que l'auteur soit un copain, un super-copain et on lui téléphonerait chaque fois qu'on en aurait envie" (J. D. Salinger).

Une phrase tirée de "l'Attrape-coeurs" pour ouvrir ce billet, et son sens n'est pas la seule raison de ce choix, nous y reviendrons. Mais il va beaucoup être question de livres et de lecture dans ce billet, car c'est manifestement un des thèmes forts de notre roman du jour. Le deuxième volet d'un triptyque (je préfère ce mot à celui de trilogie qui, après avoir terminé ce second tome, me semble incorrect) assez déroutant dans sa forme, puisque le personnage qu'on s'attendrait à y trouver n'apparaît qu'au tiers du livre et, d'une certaine façon, n'est qu'un personnage secondaire. Avec "Carnets noirs" (publié chez Albin Michel), Stephen King brouille les pistes et joue les facétieux, avec des références littéraires en veux-tu, en voilà et deux personnages qui s'affrontent autour de la passion qu'ils portent à un écrivain et à son oeuvre. Comme dans "Misery", c'est bien la puissance du livre qu'on trouve dans ce roman...



Ca ne va pas fort, pour la famille Saubers... La crise a touché de plein fouet le père et obligé la mère à accepté un boulot plus modeste et moins bien rémunéré. Mais le pire est à venir : M. Saubers, venu chercher du travail au City Center, est fauché par la Mercedes conduite par un fou furieux. Mal en point, il va devoir affronter une très longue convalescence.

Les Saubers doivent donc déménager dans un des quartiers modestes de la ville et, malgré cela, les temps sont durs. Résultat : Peter et Tina, les deux enfants du couple, sont les témoins de disputes régulières, de plus en plus fortes, et doivent se serrer la ceinture. Leur moral s'en ressent et Pete, 13 ans, ressent de plus en plus le besoin de s'isoler.

Lors d'une de ses promenades, à l'écart de l'agitation familiale, Peter va faire une découverte qui va changer sa vie. Et aussi celle des siens. Près d'un ruisseau, sur une propriété voisine, il trouve une malle. Et dedans, de l'argent liquide, en quantité assez importante, mais surtout, bien plus intrigant, des dizaines de petits carnets.

Vous savez, ces carnets de moleskine noire que tant d'écrivains affectionnent, sur lesquels il note les idées qui leur passent par la tête ou rédigent carrément leur prochain ouvrage. L'argent, Pete a bien une petite idée de ce qu'il va en faire, mais les carnets... Il lui faut d'abord savoir ce qu'ils contiennent. Et donc, en prendre quelques-uns pour les lire.

Et là, le choc est énorme pour ce garçon qui commence à s'intéresser à la littérature, sous la houlette d'un professeur de lettres. Car, dans ces carnets, il découvre le nom de Jimmy Gold. Ce personnage, presque chaque Américain le connaît, c'est le héros d'une trilogie signée au début des années 1960 par l'écrivain John Rothstein. Des livres qui ont connu et connaissent encore un immense succès.

Se pourrait-il que le hasard ait placé dans les mains d'un garçon prêt à tout pour aider sa famille en difficulté des manuscrits inestimables ? Des romans inédits de la main même de John Rothstein, venant compléter un cycle jusqu'ici, et vraisemblablement pour toujours, limité à trois tomes... Un vrai trésor, et plus encore parce que l'histoire de John Rothstein n'est pas ordinaire...

L'écrivain a en effet été assassiné en 1978. Par des cambrioleurs, a conclu l'enquête sans réussir à mettre la main sur l'assassin et ses éventuels complices. Dans cette région du New Hampshire, savoir que le Grand Homme entassait dans sa ferme isolée de l'argent liquide en quantité importante était un secret de Polichinelle.. Alors, que quelqu'un ait été tenté...

Mais, la légende de John Rothstein était déjà en train de s'écrire avant ce meurtre. Voilà près de 20 ans qu'il vivait là, comme un reclus. Il laissait ainsi dans une immense frustration ses lecteurs les plus assidus, qui espérait une suite aux aventures de Jimmy Gold. Plusieurs générations de fans, désormais, qui continuaient à dévorer ses oeuvres et à s'identifier à Jimmy Gold.

Serait-il possible que la malle découverte par Pete soit le fruit de ce cambriolage ? Et la plus importante découverte littéraire du siècle ? Quelques années après sa découverte, alors que l'argent liquide de la malle a permis à la famille de surmonter les moments les plus difficiles, Pete conserve son secret. Mais peut-il réussir à vendre discrètement certains carnets ?

Et surtout, qu'est devenu celui qui a planqué là la malle au trésor ?

Voilà pour la trame de ce deuxième tome, mais affinons, si vous le voulez bien. La première partie du roman alterne deux époques : les événements de 1978, liés à l'assassinat de John Rothstein, et ceux de la fin des années 2000, avec la découverte de la malle par Pete. On connaît ainsi le pourquoi et le comment de la présence des manuscrits tout près de chez les Saubers.

On n'ignore donc pas le responsable de ces actes, mais je me suis dit qu'à part son nom, que je citerai d'ici la fin de ce billet, il serait amusant de vous laisser découvrir cet aspect-là par vous-même et de ne parler que de la partie contemporaine. Et en éludant pas mal de détails importants, vous devez vous en douter.

"Carnets noirs" est un roman... noir. Non, pas de jeux de mots là-dessus, simple constat. Comme l'était "Mr. Mercedes", le premier volet de ce qui sera donc un triptyque. Une série qui, c'est ainsi qu'on la présente, construite autour du personnage de Billy Hodges, ce flic à la retraite qui a joué les justiciers pour coincer l'homme qui a foncé sur la foule de demandeurs d'emplois avec sa voiture.

Or, comme vous le voyez, pas un mot à ce stade de notre billet sur Billy Hodges... Je rassure ses fans, ce n'est pas lui qui a assassiné John Rothstein en 1978. Mais, vous le trouverez très changé par rapport à "Mr Mercedes". En fait, on ne le voit apparaître que le premier tiers du roman passé et, s'il reprend son rôle de redresseur de torts, ce n'est pas lui qui mène vraiment la danse.

Le roman tourne autour de cette fameuse malle dont seulement deux personnes connaissent l'existence : Pete et... celui qui l'a caché là et qui est donc un assassin. Ce sont eux, les véritables premier rôles de cette histoire. Eux, et la manière dont ils envisagent les manuscrits inédits de Rothstein. Pas seulement ce qu'ils représentent, mais aussi leur contenu.

Car ce face-à-face est celui de deux lecteurs. Et c'est tout sauf anecdotique. Parce que ce qui a motivé le tueur, c'est justement cette fascination pour le personnage de Jimmy Gold et la désapprobation du chemin qui lui avait fait suivre John Rothstein dans le troisième tome de la trilogie. Un fan capable de tuer un écrivain pour un désaccord sur un personnage, ça ne vous rappelle rien ?

Oui, on retrouve des éléments qui font irrésistiblement penser à "Misery", un des romans cultes de l'auteur. Mais John Rothstein n'est pas vraiment Paul Sheldon et Morris Bellamy (ah, voilà notre tueur) n'est pas Annie Wilkes. Il est un peu plus expéditif, en l'occurrence. Avec la volonté de s'approprier Jimmy Gold pour lui seul.

Mais, si l'on excepte ces différences factuelles (et heureusement que "Carnets noirs" n'est pas une resucée de "Misery"), on retrouve dans ce personnage de Bellamy le même genre de relation au livre et au personnage. Du mot "fan", on peut faire découler le fanatisme, dans tout ce qu'il y a d'atroce. Bellamy est un fanatique, il l'est parce qu'il s'est identifié à Jimmy Gold à l'extrême...

Jusqu'à ce que Rothstein, dans un troisième tome pourtant acclamé par la critique et le public, ne fasse suivre à son personnage un chemin qui ne convient pas à Bellamy, dans lequel il ne peut plus s'identifier, au contraire. Si Sheldon tuait Misery, Rothstein fait quelque chose de pire encore : il brise l'idole en le rendant... ordinaire. Terriblement ordinaire.

Il y a quelque chose qui m'a bien amusé dans "Carnets noirs", c'est que le duel entre Bellamy et Pete me rappelle ce qu'on voit régulièrement se produire sur les blogs et les réseaux sociaux : les tenants de l'identification absolue aux personnages et si on ne s'attache pas, c'est que le livre est mauvais, face aux lecteurs plus froids, plus spectateurs, qui n'ont pas besoin de se sentir forcément proche d'un personnage.

Je ne vais pas vous cacher que j'appartiens plutôt à la seconde catégorie... Comme Pete. Bellamy, lui, est un exemple extrême de lecteur ayant besoin de s'identifier, jusqu'à en perdre les pédales. Ou plutôt, de laisser parler la violence présente en lui depuis longtemps. Deux choses frappantes chez lui : rien de ce qu'il fait n'est de sa faute et son point de vue sur Jimmy Gold est le seul valable.

Oui, vraiment, il y a quelque chose de certains blogueurs chez ce Bellamy...

Allez, refermons cette parenthèse, cessons de nous faire plein d'amis avec ces considérations tordues et revenons au livre. "Carnets Noirs" est un hommage à la littérature. D'abord la littérature américaine, mais plus largement, à tous ces livres qui ont nourri Stephen King et en ont fait d'abord un lecteur passionné puis un écrivain.

On trouve en effet un passage sur Lantier, le personnage du "Germinal", de Zola, et j'ai du mal à croire que le tueur s'appelle Bellamy complètement par hasard. Un petit clin d'oeil à Maupassant, mister King ? Mais, l'essentiel, c'est vrai que c'est la quête du "Grand Roman Américain", titre pour lequel les livres de John Rothstein paraissent très bien placé.

Bien sûr, la figure de John Rothstein fait penser à J.D. Salinger, comme son Jimmy Gold renvoie à Holden Caulfield. Un roman et un personnage qui, depuis plus de 60 ans, désormais, continuent à fasciner certains lecteurs qui se reconnaissent dans cette histoire et dans le parcours de cet adolescent en quête de repères.

Stephen King ne calque pas ses personnages sur les véritables Salinger et Caulfield ("l'Attrape-coeurs" fait d'ailleurs partie des livres cités dans le cours du roman), mais s'en inspire, c'est certain, et joue habilement avec les légendes qui ont couru sur Salinger jusqu'à sa mort en 2010. Et les fameux manuscrits qu'il aurait rédigés dans sa tanière au cours de sa retraite.

S'appuyer sur cet auteur-là et sur ce livre-là en particulier, c'est très bien vu, puisqu'on a sans doute avec "l'Attrape-coeurs" un des plus extraordinaires phénomènes littéraires connus. Et, autour de cela, gravitent d'autres auteurs, d'autres livres, tous devenus des classiques et qui ont marqué et marquent encore les lecteurs.

Cet hommage à la littérature n'est pas anodin. Souvenez-vous, dans "Mr Mercedes", Stephen King se moquait ouvertement de cette culture contemporaine au rabais qui limite l'horizon des générations actuelles à la télé-réalité et aux boys bands. Ici, on renverse les rôles, avec ce garçon solitaire, atypique et discret qu'est Pete.

Un adolescent que la littérature passionne, qui ne se rêve pas écrivain, mais se verrait bien travailler autour des livres des autres, dans une époque où la lecture n'a pas forcément toujours la cote. Un garçon qui mesure le trésor qu'il a découvert. Mais pas sur sa valeur marchande, mais bien pour ce que cela représente. Et c'est d'ailleurs un de ses rares points communs avec Bellamy.

Un dernier point, sur Billy Hodges, parce que c'est quand même son triptyque, ne l'oublions pas. On le retrouve flanqué de Holly, personnage toujours aussi attachant et qui va en s'épanouissant, et de Jerome, désormais étudiant à Harvard, de passage chez ses parents. Un trio qui va devoir comprendre ce que le lecteur sait en grande partie, afin d'aider Pete avant qu'il ne soit trop tard.

Cette arrivée tardive des enquêteurs que l'on pense découvrir d'emblée change complètement la forme du livre, qui ne suit pas tout à fait les pas d'une enquête classique. En fait, on est un peu comme dans un épisode de "Colombo", puisqu'on sait déjà tout ou presque avant leur entrée en scène. Mais, à la différence du lieutenant à la Peugeot et à l'imper craspec, ils n'ont pas vraiment les cartes en main.

Ce qui nous relie directement à "Mr Mercedes", c'est la relation qui se poursuit entre l'ancien flic et l'assassin à la Mercedes, arrêté in extremis dans le premier volet avant qu'il ne puisse commettre un acte abominable... Un lien ténu mais jamais rompu, et qui semble bien nous annoncer la teneur du dernier volet à venir.

N'en disons pas plus. "Carnets noirs" ne fera sans doute pas partie des titres de King qui viendront naturellement à l'esprit à l'avenir. Mais c'est encore un livre dont il ne faut pas négliger l'arrière-plan et les questions sociétales qu'il pose sur l'Amérique actuelle. Et puis, aussi, parce que c'est un vrai bel hommage au livre, aux écrivains et même au lecteur. Enfin, ceux qui savent canaliser leur passion.

Et, comme dans "Revival", Stephen King rendait hommage aux romanciers de genre, comme nous disons dans notre bel Hexagone, comprenez les auteurs de fantastique qui ont nourri son imaginaire, cette fois, c'est un peu l'univers de l'ancien étudiant en littérature de l'université du Maine que l'on peut en partie découvrir.

Le tout, servi avec une certaine légèreté, qui vient contrebalancer la noirceur et la violence du personnage de Bellamy. Oui, je crois d'ailleurs l'avoir déjà dit précédemment, je trouve Stephen King de plus en plus facétieux et je l'imagine volontiers à son clavier, écrivant "Carnets noirs" avec un sourire en coin. Une ironie qui rappelle celle des auteurs phares du roman noir à l'américaine...

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