dimanche 17 avril 2016

Une simple question d' "aabehroo"...

J'en vois qui sont déjà en train d'ouvrir un moteur de recherches pour aller le sens de ce mot étrange qui apparaît dans le titre de ce billet du jour. Et si vous ne le faites pas, je ne vous félicite pas, vous n'avez pas les bons réflexes ! Trêve de plaisanterie, évidemment, nous évoquerons la signification du mot "Aabehroo" dans les paragraphes à venir, mais d'abord, parlons du contexte dans lequel il apparaît : une saga familiale mâtinée de satire sociale, une plongée dans une communauté bien particulière, celle des juifs partis d'Iran au moment de la révolution de 1979 et l'avènement du régime théocratique que nous connaissons encore. "Bons baisers de Téhéran", de Gina B. Nahaï, paru aux éditions Préludes, est un roman à la fois sombre et plein d'ironie (jusque dans son dénouement) qui évoque l'Iran à la façon des contes orientaux tout en tournant autour des ambitions humaines les plus terre à terre que sont l'argent et le pouvoir... Et l'aabehroo, aussi, bien sûr.



Le lundi 24 juin 2013, Neda, une femme de 35 ans, petite, frêle, fragile et timide appelle la police. Ce matin-là, intriguée par un bruit dans la rue, alors qu'il était encore très tôt, elle a découvert devant chez elle le corps de son époux, encore au volant de sa voiture, la gorge tranchée... Après avoir rapidement vérifié qu'il était mort, elle a fait le 911...

Nous sommes à Holmby Hill, quartier très chic de Los Angeles, même si son nom est moins connu que Beverly Hills ou Bel Air. La voiture, une Aston Martin de grande valeur, est toujours là lorsque les policiers arrivent sur place, la place du conducteur inondée de sang... Mais, surprise : le corps de la victime (présumée), lui, a disparu, le temps que Neda retourne à l'intérieur pour téléphoner.

L'homme qui est (peut-être) mort ce matin d'été ne nous sera connu que sous l'appellation de "Fils de Raphaël", qui semble être son seul état civil. Ni véritable prénom, ni patronyme, nous expliquerons cette particularité dans un instant. C'est surtout un richissime homme d'affaires qui ne manquait pas d'ennemis après avoir escroqué la communauté juive iranienne de Los Angeles.

Le Fils de Raphaël, homme peu scrupuleux, est en effet un digne émule de Bernard Madoff et un utilisateur habile de la pyramide de Ponzi. D'autant plus habile qu'il a su parfaitement brouiller les pistes pour qu'un éventuel procès ne puisse aboutir à sa condamnation. Une situation qui pourrait donc constituer un parfait mobile... S'il y a bien eu crime...

Alors, qui est le Fils de Raphaël ? Un mot résume parfaitement sa situation : c'est un bâtard. Né en 1963 à Téhéran, il était le fils de Raphaël Soleyman, un des personnages les plus en vue de la capitale iranienne et fils aîné d'Izikiel le Rouge, patriarche né au début du XXe siècle, et d'une étrange femme que la famille a toujours rejetée, se contentant de l'appeler "la Femme de Raphaël" ou, plus explicitement, la "Putain Noire"...

Sur les raisons qui ont valu cette mise au ban de la famille Soleyman, je ne vais pas m'étendre. On reproche surtout à cette femme, plus âgée que Raphaël, d'avoir jeté son dévolu sur cet homme faible et malade, de l'avoir manipulé et de n'avoir fait tout cela que dans un unique but : accaparer la fortune familiale.

Car, Izikiel, devant la faiblesse de son aîné, avait choisi de confier la bonne marche des affaires familiales à son fils cadet. Mais, lorsque la Femme de Raphaël est revenue à la charge, accompagné d'un rejeton présenté comme le Fils de Raphaël, origine plus qu'improbable, la situation s'est compliquée : elle réclamait la fortune pour son fils, le reste de la famille refusant cela...

Voilà comment a débuté cette guerre familiale qui, au long du demi-siècle qui va séparer la naissance du Fils de Raphaël de sa (possible) mort violente, va se déplacer de Téhéran à Los Angeles, l'exil n'apaisant nullement les rancoeurs et les rivalités. Et le Fils de Raphaël, élevé dans cette haine, a repris le flambeau matériel pour pourrir la vie des Soleyman, représentés par Elizabeth, épouse d'Aaron, le frère de Raphaël, et leur fille, Angela, blogueuse et satiriste en vue.

"Bons baisers de Téhéran", c'est le récit de cette saga familiale mouvementée et de cette confrontation entre deux branches de l'arbre généalogique. Vengeances, coups bas, discrédit, mots acérés, tout cela se succède d'une génération à l'autre, malgré les changements forcés, malgré les revers de fortune et les ascensions, malgré le temps qui passe...

Gina B. Nahaï évolue dans ce livre dans une communauté qu'elle connaît parfaitement puisqu'elle en fait partie : née en 1960 à Téhéran, elle a quitté le pays avec sa famille peut avant la chute du Shah et l'avènement du régime des ayatollahs. Elle vit à los Angeles, spectatrice privilégiée de cette communauté qui a cherché à retrouver ses marques à des milliers de kilomètres de chez elle.

Ce microcosme est le véritable décor du roman, aussi bien dans les parties en flash-back se déroulant en Iran que dans la trame plus contemporaine, une fois ce petit monde si bien ordonné, installé au soleil de Californie. Et, vous le découvrirez, c'est vraiment une société très spéciale, une communauté avec ses règles ancestrales que piétine allègrement le Fils de Raphaël.

Et puis, il y a l'aabehroo...

Oui, on y vient, enfin ! Je vous sens impatients de savoir, là... Mais laissez-moi vous faire (marner) patienter encore un peu... L'aabehroo, c'est l'une de ces règles sociologiques très présentes au sein de la communauté qui nous intéresse... Quelque chose qui est à la fois très difficile à définir en quelques mots (encore moins à traduire littéralement) mais qui est incontournable aux yeux de tous.

Si l'on veut faire simple, l'aabehroo, c'est la réputation. "Il correspond à ce que pensent les autres de la vertu et de la responsabilité d'un individu", écrit Gina B. Nahaï. Les mots importants étant "les autres", car, lorsque son aabehroo est remise en cause, il sera quasiment impossible de la restaurer, de la redorer...

Pour la famille Soleymane, tout est question d'aabehroo. En bien, comme en mal. Celui d'Izikiel était comme la chevelure qui lui a valu son surnom : flamboyant. Mais, Raphaël, en se laissant séduire par cette femme haïe qui va devenir la hantise de tout le clan, a irrémédiablement entaché le sien et l'a transmis à celui qui est présenté comme son fils.

De réputation, l'aabehroo devient alors symbole d'infamie et d'exclusion. Le Fils de Raphaël subit cette vision négative qui en fait une espèce de paria. Mais pas au point de faire des affaires avec lui. L'argent, nerf de la guerre, ambition ultime, mais également arme impitoyable de la vengeance de cet homme rejeté et qui ne l'a jamais digéré.

Je ne vais pas plus loin dans cet aspect, vous trouverez cette notion d'aabehroo tout au long de ce livre de plus de 600 pages car tout repose dessus. Tout repose, et c'est assez universel, sur cette réputation qui vous porte comme un nuage ou au contraire, que l'on traîne comme un boulet. Le regard des autres, partout dans nos sociétés, fait et défait les réputations, avec ou sans aaberhoo...

Bien sûr, tout cela semble assez grave et l'est, d'une certaine manière. Mais Gina B. Nahaï fait aussi oeuvre de satiriste dans ce roman et manie l'ironie, parfois assez féroce, pour décrire cette communauté dans laquelle se déroule la saga des Soleymane. Ses us et coutumes, son parcours pas toujours linéaires mais qui voit tout de même, au final, se reformer la même hiérarchie sociale qu'avant l'exil.

Quand je parle de l'ambiguïté de l'aabehroo, c'est parce qu'il s'agit d'une espèce de loi d'airain qui ne s'appuie pourtant que sur des jugements très subjectifs. Du côté de Raphaël, honni, il n'y a sans doute pas que du mauvais, comme il y a certainement de vilains petits secrets du côté de la branche d'Aaron... N'en disons plus, à vous de découvrir tout cela.

"Bons baisers de Téhéran" est un roman qui n'est pas à proprement parler drôle, il ne faut pas exagérer, mais l'humour est présent, teinté d'ironie, je le répète, pour mieux montrer les petits travers de cette micro-société, qui a même droit à son émission de télé-réalité, sorte de consécration suprême en nos temps troublés...

Mais il y a un élément très important qu'il nous faut développer avant d'en finir : les chapitres consacrés à la genèse du conflit, dans l'Iran des années 1950-60, sont racontés avec une tonalité qui n'est pas sans rappeler les contes persans. Ce ne sont pas tout à fait les Mille-et-une nuits, mais il y a quelque chose de cela.

A commencer par l'irruption du fantastique, ou du merveilleux, devrais-je plutôt dire. Nous n'entrerons pas dans les détails, là encore, mais Raphaël, en particulier, est un personnage très étrange, qui semble tout droit sortis d'un de ces récits foisonnant d'imagination et de magie. Tout comme son étrange épouse, une espèce de sorcière dont les malédictions vont poursuivre les Soleymane.

Si l'aabehroo va subsister après l'exil, cet aspect-là va s'atténuer avec l'immersion dans le monde ultra-matérialiste de Los Angeles. A moins que ce ne soit qu'une simple question de générations, les descendants ayant reçu une éducation différente de leurs aînés et n'ayant pas baigné dans ce merveilleux si puissant.

L'expression de ce merveilleux se retrouve jusque dans le titre original du livre : "The luminous heart of Jonah S." J'ai un avantage sur vous, qui n'avez peut-être pas lu ce livre mais êtes arrivés à ce point du billet : je comprends parfaitement le sens de ce titre. Volontairement pour certains éléments, ou simplement parce que d'autres apparaissent loin dans le cours du roman, j'ai laissé tous ces éléments dans l'ombre.

Pourtant, tout est là et on pourrait presque regretter ce titre un peu bateau de l'édition française, car il occulte cette dimension merveilleuse qui va s'avérer tenir une place inattendue dans l'intrigue qui se construit autour de la mort (possible) du Fils de Raphaël. Ce titre en VF fait penser à une aventure de James Bond, ce n'est pas franchement le cas, même s'il y a des personnages retors et dangereux ici et là.

Un mot, avant de clore ce billet, sur Angela. Elle est, je l'ai dit plus haut, la représentante de la branche cadette des Soleymane, celle qui a l'aabehroo pour elle. Celle aussi qui a repris la lutte contre le Fils de Raphaël, à la suite de ses parents. Sans être véritablement la gardienne du temple familial, car quelques distances ont été prises, elle conserve cette aversion pour l'homme et ce qu'il représente.

Amusant de voir qu'elle est d'ailleurs étudiante en droit, carrière qu'elle a délaissée, mais qui en fait un peu le personnage qui reste dans le cadre, dans cette vertu que consacre l'aabehroo, face au Fils de Raphaël (qu'elle a surnommé "Sa Cochonceté") et sa sournoiserie, ses mauvais coups et sa mauvaise réputation. Avec, pour étendard, un blog, sans doute désormais le plus puissant des vecteurs faisant ou défaisant l'aabehroo.

Mais, Angela n'épargne personne et son blog et son tumblr égratignent toute une communauté dans laquelle elle ne se reconnaît plus vraiment. Toutefois, Angela ne semble pas animée uniquement par la colère qui consume les différents membres de la famille Soleymane depuis l'entrée dans leur existence de la Femme de Raphaël.

Non, elle est une idéaliste, éprise de justice et de vérité. Et, lorsqu'elle va s'intéresser à la mort (probable) du Fils de Raphaël et à la mystérieuse disparition de son corps, elle va le faire sans se laisser influencer par ces histoires désuètes d'aabehroo, juste avec l'objectif de comprendre... Des recherches fatidiques.

Je termine ce long billet avec l'étrange impression d'en avoir dit pas mal et à la fois d'avoir survolé ce livre... J'ai été emporté par cette histoire, au dénouement surprenant et pourtant tellement proche de ce que peuvent connaître des familles quand une querelle se déclenche et s'envenime. Et puis, il y a cette plongée dans une communauté méconnue, avec une galerie de personnages hauts en couleur.

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