dimanche 19 février 2017

Drone de drame...

Bizarre, ce titre, vous avez dit bizarre ? Et pourtant, il est tout à fait cohérent, puisque le narrateur de notre roman du jour est... un drone. Oui, curieuse idée, mais qui donne un roman certes assez complexe, mais intéressant. Une sorte de conte philosophique où il est question de la place de la femme dans la société et des ravages du monothéisme. Après "la Fleur du Capital", roman très remarqué, paru en 2015, Jean-Noël Orengo revient en ce début d'année 2017 avec une histoire qui en déroutera beaucoup, par son rythme, sa complexité, mais qui ne laissera certainement pas indifférent. "L'Opium du ciel" (en grand format chez Grasset) retrace l'odyssée, à travers le temps et l'espace, de Jérusalem, drôle de drone ayant pris son indépendance et regardant, depuis son point de vue imprenable, évoluer une humanité imparfaite mais qui possède aussi des attraits qu'une machine, même intelligente, ne pourra jamais goûter. Troublant, érudit mais souffrant parfois d'une narration qui laisse le récit de côté pour des digressions très denses, un livre qui offre cependant bien des sujets de réflexion

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Il s'appelle Jérusalem, et c'est un drone. Un drone qui, depuis le ciel, observe depuis des années le comportement des humains qui ont fait joujou avec lui avant qu'il ne vole de ses propres ailes, si je puis dire. Et, de là-haut, il regarde, désire, envie, critique, puis se détache de ces humains si spéciaux, si différents de ce qu'il est, et pourtant si proches.

Car, Jérusalem est lui aussi un enfant. Plus mécanique que biologique, mais il est le fruit du croisement entre deux drones : le premier, un appareil de loisirs, utilisé par une jeune fille dans une cité de banlieue qui va ensuite se radicaliser et l'emmener avec lui pour le faire travailler pour Daesh ; le second, un appareil militaire, téléguidé par une femme pour aller bombarder ces mêmes fanatiques.

On suit donc son parcours, avant sa naissance, puis sa création, ses changements de ciel, car Jérusalem n'aime pas s'attacher trop longtemps et a besoin de souvent changer d'air, de son enfance, aux côtés d'une femme et d'un homme qu'il considère comme ses véritables parents, son adolescence et son âge adulte, où il part en quête d'une espèce d'idéal.

A chaque étape de ce parcours, il tire des enseignements, regarde les êtres humains évoluer, fasciné par certaines de leurs facettes, agacé et consterné par d'autres. Bavard, un tantinet obsédé sexuel, frustré de ne pouvoir goûter à ce fruit qui lui est, plus qu'à tout autre, défendu, philosophe et moraliste, Jérusalem nous tend un miroir pour que nous voyions nos pires défauts, les erreurs que nous répétons sans cesse.

France, Syrie, Inde, Thaïlande, Venise, Jérusalem voyage, grandissant à chaque étape, gagnant en sagesse et en détachement et observant le monde à travers des prismes différents. Jérusalem s'arrête sur les humains qu'il côtoie au cours de cet étrange parcours, tout en approfondissant sa réflexion, à travers de nouvelles disciplines, telles que l'archéologie ou la théologie.

Evidemment, dès le titre du livre, on comprend bien qu'il sera question de religion. Jean-Noël Orengo, comme avec le Capital, dans son précédent livre, intègre d'emblée une notion marxiste dans son histoire. L'opium du peuple prend de la hauteur, chose presque paradoxale, si l'on considère la dimension symbolique que les croyants donnent au ciel.

Point de dieu dans les cieux que fréquente Jérusalem (nom autoproclamé lui aussi hautement symbolique, convenons-en), mais un recul et une différenciation qui permettent une objectivité que ne peuvent avoir les humains eux-mêmes. Ou, en tout cas, qu'il ont bien du mal à considérer. Mais le drone goûte aussi à une liberté inédite pour le commun des mortels.

Un des éléments très intéressants du livre, c'est la relation très ambiguë qu'entretient Jérusalem avec l'humanité, dans le sens des caractères qui font qu'on appartient à l'espèce humaine. Il est à la fois terriblement critique, parfois cynique, et pourtant, j'ai perçu une envie impossible à assouvir de rejoindre les rangs des humains, chez la machine, consciente de ses différences, de ses limites.

Jérusalem, m'a-t-il semblé, souffre de cette solitude née du fait qu'il ne soit pas humain, qu'il ne puisse se lier par des sentiments à ceux qu'il rencontre et accompagne, qu'il ne puisse assouvir le désir qu'il ressent à force d'observer les humains. Drone, il est, drone, il demeure, et cet état est à la fois sa bénédiction et son malheur.

Mais, le coeur du raisonnement de Jérusalem n'est pas dans ses propres états d'âme. Non, c'est dans une critique rageuse et virulente des comportements des hommes qui ont tout fait, depuis longtemps, pour écarter la femme des affaires importantes, s'arroger une domination sans partage sur l'humanité et la conduire avec brio au désastre.

A travers deux personnages, l'homme et la femme qu'il considère comme ses parents, Jérusalem examine la question avec soin et nous donne des informations fondamentales. Ces deux personnages ont vraiment existé : Marija Gimbutas et Raphael Patai, mais, curieusement, leur travail, ambitieux et sortant des sentiers battus, sont tombés dans l'oubli...

Restons succincts, pour aller plus loin, il y a bien sûr les développements du roman ou votre moteur de recherche préféré. Marija Gimbutas était une archéologue spécialiste de la préhistoire. Ses travaux ont porté sur des civilisations antiques, en Europe et en Orient, constituées en matriarcat autour d'une déesse-mère. Des civilisations construites autour de la femme, qui en occupe la place centrale.

Raphael Patai, anthropologue, ethnologue, spécialiste du Moyen-Orient, a lui aussi mené des travaux remettant en cause tous les fondements des sociétés contemporaines. Ainsi, a-t-il travaillé autour d'Ashérah, divinité que les anciens Hébreux auraient révéré et qui était l'épouse de Yahvé, avant qu'elle ne soit purement et simplement effacée.

Le point commun de ces deux chercheurs, c'est donc de rappeler que l'humanité s'est construite autour de mythes et de croyances fortement imprégnés de féminité, aux antipodes de ce que nous connaissons désormais. Je simplifie un peu, mais, chacun selon sa méthode, aboutit à une conclusion voisine : c'est l'émergence du monothéisme qui a tout changé, instaurant le patriarcat.

J'ai choisi de mettre en avant ces deux personnages en particulier, ils ne sont pas les seuls personnages réels que Orengo intègre à son roman, les autres, je vous les laisse découvrir (quelques explications importantes sont données dans la courte annexe qui suit le roman). Des personnages assez surprenants, parfois, d'autres que l'auteur contribuera certainement à faire découvrir à beaucoup.

Dans "l'Opium du ciel", Jean-Noël Orengo met lui aussi la femme en avant. Jérusalem, et avant lui les deux drones dont les pièces ont été assemblées pour lui donner le jour, ont été en lien direct avec des femmes. Curieusement, si je devais attribuer un sexe à Jérusalem, je le verrais plutôt comme un homme. Mais il est sensibilisé à cette cause féministe portée par ses maîtres.

A travers les informations qu'il dispense, à travers les réflexions que cela entraîne, se dessine une violente critique des religions modernes qui ont toujours cherché à écarter la femme, à la fois dans leurs dogmes, mais aussi dans leurs applications concrètes dans la société... En Europe, dans certaines parties de l'Orient, désormais, tout repose sur ces postulats misogynes.

En ouvrant son roman sur le conflit actuel en Syrie, qui manque sans cesse de basculer dans un conflit de civilisation, Jean-Noël Orengo met en évidence ce qu'il va démontrer ensuite. Une guerre voulue avant tout par des hommes, dans lesquelles les femmes ne sont que des pions qui n'ont guère leur mot à dire.

Il y a S., d'un côté, qui va jouer avec ce drone, une vraie nouveauté, un gadget qui connaît un vrai succès en tant que jouet pour grands enfants ou adultes, et qu'elle va, par la suite, emmener avec elle lorsqu'elle quittera Ivry-sur-Seine pour aller rejoindre les rangs des armées islamistes en Syrie ou dans un des pays de cette région en pleine effervescence.

De l'autre côté, celle que Jérusalem baptise Eureka, militaire de l'armée américaine chargée de piloter un drone. Soldat n'intervenant même plus sur le champ de bataille, tuant à distance, comme dans un jeu vidéo, elle obéit aux ordres sans rechigner, elle tue sans conséquence, parfait avatar de l'évolution moderne de l'art de la guerre où la confrontation est de moins en moins frontale.

Chose amusante, dans ce contexte, Orengo, qui n'est pas encore entré dans le vif de sa réflexion, évoque Lovecraft et la créature impitoyable qu'il a créée, Cthulhu, et culte sombre dont il va devenir l'objet. Dans l' "esprit" du drone, Daesh devient l'incarnation du Necronomicon, l'un des textes-phares de l'écrivain américain... Mythe contemporain et craintes éternelles...

J'ai lu avec intérêt "l'Opium du ciel", regrettant tout de même que le monologue du drone s'éloigne parfois un peu trop d'une histoire clairement définie pour plonger dans les digressions et les réflexions, entre philosophie et ego-trip. Mais, cela tient aussi au choix de faire de Jérusalem le narrateur du roman.

Cela donne quelque chose d'assez compliqué, peut-être même indigeste pour certains lecteurs. Moi-même, je suis certain d'être passé à côté de bien des choses, références, raisonnements, et je suis sorti frustré de cette lecture que j'ai l'impression de n'avoir que... hum... survolé, désolé pour ce jeu de mots bien involontaire.

Oui, j'ai l'impression de rester à la surface, d'avoir loupé des trucs, et ça m'agace. Ah, si, il y a tout de même quelque chose que j'ai remarqué : le soudain changement de style qui s'opère dans le récit du drone. Porté par de longues phrases, très longues, même, en début d'histoire, lyrique et presque pompeux, le débit de Jérusalem devient beaucoup plus syncopé dans la dernière partie.

Un changement de narration qui accompagne l'évolution du drone, en train de se détacher de plus en plus de sa condition (presque) humaine pour devenir quelque chose d'autre. Comme une Ascension, au sens chrétien du terme, un enlèvement vers des nues que le commun des mortels ne peut atteindre, mais que les plus méritants peuvent espérer un jour rallier.

Voici un nouvel exemple d'un roman de littérature blanche qui vient flirter avec les "mauvais genres". Ici, la science-fiction, même si, encore une fois, c'est plus la tradition voltairienne du conte philosophique qui fonde "l'Opium du ciel". Mais l'idée de personnifier un drone, d'en faire un personnage à part entière, doué de raison et de traits de caractère proches des nôtres, reste tout à fait originale.

Du ciel au Ciel, Jérusalem aspire à un rejoindre un monde meilleur, cet au-delà fantasmé depuis si longtemps par les hommes. Un monde nouveau dans lequel on retrouverait la dimension féminine fondamentale, matricielle qui a été écartée dans ce monde-ci et qui aurait été remise à la place d'honneur. Par le truchement du drone, Orengo livre son message qu'on pourrait résumer avec la dernière phrase du livre :

"Tout est féminin".

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