vendredi 7 juillet 2017

"Tout le monde manipule tout le monde. Les morts comme les vivants, depuis la nuit des temps".

Il y a quelques années, en flânant dans une librairie, j'avais acheté un roman en format poche après avoir été intrigué par la quatrième de couverture. J'avais alors découvert un univers d'une noirceur inouïe, une intrigue glaçante et des personnages au bord du gouffre. Une lecture impressionnante qui m'a longtemps marqué. Ce roman, c'était "Versus", d'Antoine Chainas. Un auteur qui a, ensuite, poursuivi son travail d'écriture et a obtenu avec le roman dont nous allons parler aujourd'hui un prix de littérature policière et une place de finaliste pour le récent prix du polar SNCF (finalement décerné à "Grossir le ciel", de Franck Bouysse). Un roman dont le titre tient en trois lettres, "Pur" (en poche chez Folio) et qui nous emmène dans un monde qu'on va qualifier de dystopique, mais qui ressemble terriblement au nôtre. Une société qui veut tout éroder, faire disparaître tout ce qui dépasse, concasser ce qui est différent, dans laquelle règne une hypocrisie lourde, camouflée sous les meilleures intentions du monde (vous savez, celle qui pavent l'enfer), du moins, en apparence...



Tout commence par un banal accident. Un accident de la route comme il y en a dans d'autres, tout au long de l'année, un peu partout où circulent des voitures. En pleine nuit, sur une autoroute, quelque part dans le sud de la France, une automobile est partie dans le décor, atterrissant en contrebas après avoir défoncé la barrière de protection.

Dans cette voiture, un couple. Malheureusement pour elle, Sophia est restée coincée dans la carlingue détruite et elle décède avant l'arrivée des secours. Patrick, son époux, a eu plus de chance : il a été éjecté sous le choc. Il se réveille dans un champ, sans trop savoir comment il a atterri là, le corps perclus de douleur, mais rien de grave.

Constatant qu'il ne peut plus rien pour Sophia, Patrick quitte le lieu de l'accident pour partir à la recherche de ces cabines téléphoniques d'urgence qui jalonnent les autoroutes et prévenir les secours. Sous le choc, il est pris en charge par un service médical, interrogé par la police, conduit à l'hôpital... Tout cela se passe comme dans un rêve. Enfin, plutôt, comme dans un épais brouillard...

Un des rares choses dont se souvient ensuite Patrick, c'est qu'il y avait beaucoup trop de monde autour de lui. On ne mobilise pas autant de personne pour un banal accident de la route. Mais, son esprit était encore trop secoué, la douleur d'avoir perdu Sophie encore trop forte pour bien imprimer ce qui se passait autour de lui...

Et pourtant, il semble bien qu'on se demande si cet accident, qui s'est apparemment produit sans aucune raison, sur un tronçon sans danger, peu accidentogène habituellement, ne serait pas autre chose. On soupçonne quelque chose de plus grave. Alors, pendant qu'on prend soin de Patrick, physiquement et psychologiquement, l'enquête débute.

Il y a une raison à cette soudaine effervescence : depuis quelques semaines, des accidents du même genre se sont produits à plusieurs reprises dans la région. Enfin, des accidents, pas vraiment. Ces sorties de route ont été provoquées par des tirs. Un sniper prend pour cible des voitures lancées sur les autoroutes et a déjà fait plusieurs victimes.

Mais, un truc ne colle pas dans le cas de Patrick et Sophia. Les précédentes victimes du sniper étaient toutes des Noirs ou des Maghrébins... D'où une certaine incompréhension de la part des enquêteurs. Le sniper aurait-il changé de cible ? S'agit-il d'un simple accident sans aucun lien avec ce fait divers qui met la police sur les dents ?

Ou bien, s'est-il produit autre chose sur cette autoroute ?

Jusqu'ici, rien ne semble indiquer que nous ne sommes pas tout à fait dans notre société contemporaine. Un seul élément a certainement retenu votre attention : le mobile clairement raciste du sniper... Mais, il faut attendre un peu pour appréhender la situation de manière plus panoramique et repérer quelques nouveaux éléments.

Ca commence par la profession de Patrick. L'homme travaille pour de grandes entreprises gérant des résidences sécurisées, ces ensembles clôturés dans lesquels viennent vivre des familles triées sur le volet. Le boulot de Patrick, c'est justement de mettre au point les questionnaires que doivent remplir les candidats et sur lesquels s'appuient les syndics pour accepter ou retoquer ces candidatures.

Ah, voilà un premier élément qui intrigue. Ce genre de résidences, on a plutôt l'habitude de les imaginer aux Etats-Unis (j'ai même le souvenir d'un thriller qui s'appuyait sur ce décor, le titre me reviendra-t-il ?), mais en France, c'est, pour l'heure, sauf erreur de ma part, encore assez peu courant. Continuons l'exploration.

Quand on parle de trier sur le volet les candidats, qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, les critères semblent assez clairs : classes sociales supérieures (la richesse ne suffisant pas forcément à asseoir un statut social), origine européenne, religion catholique... Je ne vais pas m'appesantir, j'imagine que vous comprenez un peu mieux ce qui se dessine...

Poursuivons notre zoom arrière, si vous le voulez bien, et regardons le contexte général dans lequel se déroule ce roman. Et le décor n'est pas très encourageant... Une société qui n'est pas encore ségrégationniste, mais qui paraît se diriger dans ce sens. Une sorte d'apartheid qui n'est pas uniquement racial, mais aussi social. L'étranger et le pauvre ne sont pas les bienvenus.

Voilà le pourquoi de la création de ces enclaves autarciques quasiment coupées du reste du monde. Et voilà comment Patrick s'est retrouvé dans ce rôle si particulier, dont il s'acquiert avec efficacité et compétence. Et une absence d'affect que l'on va ensuite apprendre à découvrir, avec un malaise croissant. Non, ce Patrick n'est vraiment pas sympathique...

Et puisqu'on parle de malaise (non, non, n'insistez pas, je n'emploierai pas le mot "malaisant" qu'on voit fleurir sur les réseaux sociaux ; c'est moche), il ne cesse de monter au fil des pages et des chapitres, au fur et à mesure de la découverte de ce monde dans lequel se déroule "Pur" et qui fiche carrément les chocottes. Peut-être plus encore parce qu'il est plausible. Et si proche du nôtre.

Ce contexte n'est pas anodin, tout ce qui se passe dans le livre s'y inscrit. Les événements se dérouleraient certainement différemment dans un autre monde, mais là, la situation est claire et précise, et elle fait froid dans le dos. Au départ, on se demande pourquoi ce roman s'intitule "Pur". Puis, on comprend ce titre, et on ne se sent pas très fier...

Le style très sec, très clinique d'Antoine Chainas viennent alimenter cette impression. La construction du roman, par courts chapitres, centrés chacun sur un personnage, une scène, uns situation, est aussi tout à fait intéressant pour faire monter le côté oppressant de l'atmosphère. Il entoure les faits d'un flou pas vraiment artistique, plutôt troublant, pour révéler les éléments clés au compte-gouttes.

Commençons simplement par le début, avec l'accident dont sont victimes Sophia et Patrick. La première scène du roman met en scène la jeune femme dans une situation qui semble certes inconfortable, mais dont on ne mesure pas immédiatement la gravité. En utilisant l'image du zoom arrière pour ce billet, je suis en fait dans le ton du livre, parce que cette narration fonctionne ainsi.

Chaque situation est d'abord vue à travers une lorgnette, disons dans un cadre étroit, ce sera plus clair. Puis, peu à peu, pas forcément au cours du même chapitre, on élargit le cadre, on en apprend un peu plus sur les situations, les personnages, on change de point de vue. On se sent comme un observateur derrière une vitre, une espèce d'entomologiste spécialisé dans les personnages de romans.

C'est assez déroutant, car on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser. Oh, bien sûr, on est vite fixé sur les uns et les autres, mais leurs agissements, les raisons de ces agissements, devrais-je dire, restent bien plus longtemps dans l'ombre. Et, pour en revenir au début de notre billet, c'est le cas de l'accident de Sophia et Patrick, de ses causes. De ce qui les a amenés là.

Le travail d'Antoine Chainas sur les personnages est à l'unisson de tout cela. On peine à trouver chez eux des aspects pouvant susciter l'empathie (je ne parle même pas de sympathie, je pense que le mot a été rayé du dictionnaire, dans ce monde-là...). Ce monde manque cruellement d'humanité et de joie, et cela rejaillit très clairement sur tous les protagonistes. On n'a pas envie de vivre dans ce monde-là !

Je ne vais pas évoquer tous les personnages, à vous d'aller à leur rencontre en lisant "Pur". Mais, deux d'entre eux (si j'excepte Patrick, déjà cité) se dégagent. Deux policiers, aussi différents l'un de l'autre qu'on peut l'être. Il y a là le capitaine Durantal et le lieutenant Alice Camilieri, membres de la brigade criminelle, le supérieur et sa subordonnée...

Lorsque Patrick rencontre Durantal pour la première fois, il songe que ce n'est pas une épée (Durantal... épée... Jeu de mots, un euro dans le nourrain !). Mais, il va vite changer d'avis. Pourtant, avant de juger de ses capacités professionnelles, ce qui frappe, chez Durantal, c'est son physique. Il est... énorme.

Pardonnez-moi, mais c'est ainsi. Il est d'une obésité morbide qui rebute tous ceux qu'ils croisent. Qui en fait aussi quelqu'un qui ne rentre pas dans les critères que cherchent à mettre en place les dirigeants de cette nouvelle société si uniformisée... Durantal est un ogre, il dévore sans arrêt et Camilieri ne cache pas son dégoût devant ces repas gargantuesques que s'imposent son capitaine.

Il n'est pas sans rappeler le personnage de l'Outremangeur, créé par Tonino Benacquista et Jacques Ferrandez, commissaire de police au sein du SRPJ de Marseille... Je ne peux affirmer qu'il s'agit d'un clin d'oeil volontaire, mais ça ne me semble pas impossible. Le regard du lecteur, lui, va certainement évoluer au fil des pages, en découvrant qui est Durantal et les raisons de sa gloutonnerie.

A ses côtés, Camilieri, mutée là contre son avis, on le sent bien. Elle est jeune, ambitieuse, terriblement ambitieuse. Et elle est métisse. Je le précise, car, dans ce contexte, ce n'est certainement pas anodin. Il lui faut tout faire pour que cela passe inaperçue, pour qu'elle s'intègre à cette société qui n'est pas pour elle. Et pour cela, elle est prête à tout.

Comme pour bien des personnages, Alice peut susciter chez le lecteur la colère et le rejet aussi bien qu'un sentiment de compassion. On découvre que ça vie n'a jamais été facile, qu'on ne lui a jamais rien accordé gratuitement, qu'il a fallu qu'elle se batte depuis toujours. Femme et métisse, tirage perdant dans ce monde...

Reste à savoir si, pour briser le destin écrit pour elle, pour assouvir l'ambition dévorante qui la pousse, elle va faire les bons choix... Alice est un personnage sur le fil du rasoir, malheureuse, insatisfaite, revancharde. Son combat est en cela tout à fait courageux, mais on sait que la fin ne justifie pas toujours les moyens...

Un dernier mot, car ce billet s'allonge... Comme pour "l'Outremangeur", je vais évoquer une possible référence reprise par Antoine Chainas dans "Pur" sans avoir la certitude que ce que je vais écrire soit ce que l'auteur a fait. J'ai évoqué ce sniper qui met tout le monde sur les nerfs, il me semble qu'il s'inspire de l'affaire du "sniper de Washington', qui fit tant de bruit en 2002.

Je dis bien inspiration, car, outre le fait que le roman se déroule en France et non aux Etats-Unis, il y a de nombreuses autres différences. Mais, on remarque aussi quelques points communs qui font penser à ce terrible fait divers, alors que les différences prennent un sens tout à fait particulier lorsqu'on a la situation pleine et entière sous les yeux.

Le parcours de ce sniper est là aussi déroutant pour le lecteur. Coupable ou victime ? Quelle place pour le libre arbitre ? Au-delà de la référence que je viens de donner, ce personnage semble être une concentration d'images violentes entrées dans notre imaginaire collectif ces dernières décennies. Des "modèles" qui ne sont pas issus d'une culture française, européenne, mais américaine.

Et c'est cela qui frappe, brusquement, lorsqu'on a bien avancé dans la lecture de "Pur" : la France qu'on y décrit est un pays qui a été radicalement américanisé. Des "gated communities", le nom exact de ces résidences fermées, comme celles pour lesquelles travaille Patrick, aux "mass-murderers", on retrouve de nombreux éléments transplantés des USA à notre société.

"Pur" a été écrit avant l'élection de Donald Trump, mais en le lisant rétrospectivement, cela fait un peu plus froid dans le dos encore. On n'est plus seulement dans une démarche culturelle, mais bien sociale et politique, et le résultat n'est guère encourageant. La loi du plus fort, pardon, la loi du plus riche, du plus puissant, du plus blanc, aussi, sont les moteurs de cette France-là.

Avec "Pur", Antoine Chainas signe un roman noir aux allures dystopiques qui fait mouche. Par la force de son contexte, justement, mais aussi par sa construction narrative, qui brouille parfaitement les cartes et crée un suspense qui tient en haleine. Mais c'est surtout un roman très politique, une sorte d'avertissement pour nous mettre en garde contre ce monde que nous pourrions faire advenir...

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