mardi 8 août 2017

"Il y avait dans sa vie des disparus qui découpaient d'énormes trous dans le ciel de la nuit (...) Il n'était en ce bas monde qu'un être parmi des milliers d'autres qui passaient leur temps à chercher les leurs".

Tout d'abord, un mot pour vous dire que ce billet est le millième que je mets en ligne, pile six ans après avoir ouvert le blog... Que de chemin parcouru, que d'histoires et d'écrivains découverts ! Un grand merci à toutes et à tous, parce que si vous ne lisiez pas les billets, j'aurais peut-être arrêté tout cela. Mais, nous voilà en route pour un deuxième millier, au moins ! Allez, revenons au livre du soir, et partons le long du cours du Mississippi et de ses affluents, puisque l'un des principaux décors de ce livre est un de ces bateaux à aube qui le remontaient et le descendaient. Mais, ce n'est pas la seule chose à retenir de "Nos disparus", de Tim Gautreaux (aux éditions du Seuil, disponible en poche chez Points ; traduction de Marc Amfreville), car ce roman nous propose une histoire très forte, sur fond de jazz, dans une Amérique sauvage (dans tous les sens du terme). Une réflexion très intéressante sur l'absence des êtres chers et comment la surmonter, à travers une galerie de personnages très diverse...



Le sort n'a pas été très clément avec Sam Simoneaux, un jeune Cajun qui a grandi dans un minuscule hameau du fin fond de la Louisiane. Orphelin à 6 mois, après avoir réchappé au massacre de toute sa famille, il a été élevé par son oncle. Puis, devenu adulte, il a perdu son fils, âgé de seulement deux ans et victime d'une fièvre maligne...

Alors que ces fantômes l'accompagnent encore, Sam doit quitter la Nouvelle-Orléans, où il vit avec son épouse, Linda, pour prendre la direction de l'Europe, où la guerre fait rage depuis des années. Prêt à en découdre, Sam pose le pied sur le sol français le 11 novembre 1918. Il découvre un pays en liesse et apprend que l'Armistice a été signée et que la guerre est officiellement terminée.

Pourtant, il ne sera pas venu pour rien : son unité va se retrouver en charge du nettoyage des champs de bataille, en particulier ceux situés en Argonne. En clair, ils doivent déminer ces territoires qui ont été hachés par cinq années de bombardements presque incessants. De nombreux obus ayant fait long feu ou ayant été abandonné lors d'une retraite risquent encore d'exploser.

Mais, comment fait-on cela ? Sam et ses camarades n'en ont aucune idée ! Alors, ils font au petit bonheur la chance, au risque d'y laisser leur peau, un comble pour des soldats qui ne sont jamais allés au feu ! Ils essayent alors différentes méthodes pour faire sauter des dizaines d'obus, avec plus ou moins d'efficacité.

Lors d'une de ses expériences, si l'on peut dire, Sam manque de tuer une fillette qui vit dans une maison en ruines. Seule survivante de sa famille, elle attend là que quelqu'un vienne la chercher. Voulant l'aider, il se heurte à l'indifférence de ses supérieurs. L'aidant comme il peut, il doit la laisser derrière lui. Mais cette rencontre le marque autant que les décès de ses proches...

De retour au pays, Sam est engagé comme chef de rayon dans un grand magasin de la Nouvelle-Orléans. Un job qu'il apprécie et qui lui permet de gagner sa vie, même si ce n'est pas le Pérou. Mais, en 1921, alors qu'il est de service, une petite fille de 3 ans est enlevée et Sam est sérieusement blessé par l'un des ravisseurs.

Après quelques jours dans le coma, il découvre que non seulement, on n'a pas retrouvé la petite fille et ceux qui l'ont kidnappée, mais que la direction du magasin le tient responsable du fiasco. Renvoyé, il n'obtient qu'une vague promesse : s'il retrouve l'enfant, alors, on pourra le reprendre à son poste. Alors, au lieu de chercher un autre travail, Sam décide de rechercher l'enfant...

Lily est la fille d'un couple qui travaille sur un des énormes bateaux à aube qui naviguent sur le Mississippi et ses affluents, s'arrêtant tout au long de leur cours pour proposer aux habitants des soirées sur l'eau où l'on peut de défouler : boire de l'alcool en grande quantité (la Prohibition est en vigueur), jouer sa paie, danser sur du jazz, une musique qui connaît de plus en plus de succès...

Alors, pensant que les ravisseurs ont pu repérer Lily lors d'une escale du précédent voyage de ses parents, Sam décide de se faire embaucher sur le bateau où joueront et serviront les Teller, en espérant pouvoir trouver des indices permettant de retrouver Lily. Une tâche bien difficile à laquelle s'attelle le jeune homme, en parallèle de son nouveau boulot de deuxième lieutenant.

Une fonction pas simple, car elle consiste essentiellement à empêcher que les soirées organisées sur l'Ambassador ne dégénèrent, l'alcool aidant. A l'entrée, on fait les poches des voyageurs pour leur confisquer tout se qui pourrait servir d'arme et, une fois le voyage lancé, on intervient pour séparer les bagarreurs... Tout un programme !

Mais, au cours de ses recherches, c'est son propre passé qui va lui revenir en tête. Et s'il profitait de son enquête pour non seulement retrouver Lily, mais aussi pour en apprendre plus sur ceux qui ont assassiné sa famille sans aucune pitié ? La curiosité est grande, mais Sam lui-même ne semble pas très bien savoir ce qu'il ferait s'il se retrouvait face à ces meurtriers...

Difficile de parler de "Nos disparus", car c'est un roman qui fonctionne un peu par à-coups, avec des actes, comme une tragédie. A chaque étape, Sam est amené à croiser de nouveaux personnages qui, comme lui, ont été touchés par des disparitions de proches. On pourrait même élargir, car, dans le cas de l'enlèvement de Lily, c'est d'une absence d'enfant qu'il est question...

A chaque nouvelle rencontre, les circonstances changent, bien sûr, mais la façon d'appréhender cette absence aussi. Sam, élevé par un oncle qui lui a enseigné que les assassins de ses parents vivaient rongés par la culpabilité de ce qu'ils ont fait, a développé un certain fatalisme, quant aux drames qui l'ont touché. Il n'oublie pas, il ressent une tristesse profonde, mais pas de haine ou de soif de vengeance.

Au contraire, les Weller, les parents de la petite Lily, dont l'enlèvement est le moteur qui enclenche véritablement le roman, vont terriblement mal vivre sa disparition et cela va les détruire. On pourrait d'ailleurs aussi parler de Lily et de son frère aîné, August, mais cela nous emmènerait trop loin. Pourtant, eux aussi vont connaître des questionnements particuliers en lien avec cette situation nouvelle.

Dans une Amérique qui ressemble encore fort au Far West, extrêmement violente, que l'on se trouve en ville (la Nouvelle-Orléans est alors la plus grande ville du sud des Etats-Unis) ou dans les zones plus reculées que l'on traverse dès que l'action se déplace le long du fleuve, l'attitude très calme et pacifique de Sam détonne. Etonne, aussi, révolte, presque.

On voudrait le voir s'emporter, remuer ciel et terre pour retrouver les assassins de ses parents et leur faire rendre gorge sur le champ. Une justice expéditive aux allures de vengeance, parce qu'on ne peut guère faire confiance à la justice officielle... Mais, Sam n'est pas ainsi, et son comportement fait de lui un lâche, aux yeux de beaucoup. Y compris des Weller, d'ailleurs...

Est-il lâche ? Non, certainement pas. Mais son calme tranche avec le comportement de tous ceux qui font parler les armes en priorité et qui se laissent aveugler par leurs émotions. Sam aussi en ressent, des émotions, et certainement très fortes, mais il les intériorise. Il les refoule. Ce voyage, entamé au moment de l'enlèvement de Lily, sera aussi pour lui une quête personnelle très importante.

Un voyage qui, pour le lecteur que nous sommes, depuis notre confortable XXIe siècle, a des airs d'aventures... Comme je l'ai dit, le travail sur les bateaux à aube est ingrat et même dangereux, mais il resserre les liens et crée une espèce de substitut de famille pour les membres de l'équipage. Par ailleurs, l'enquête de Sam va le mener dans des endroits sensiblement différents, mais pas moins périlleux...

Des champs de bataille de l'Argonne au fin fond du Kentucky, de la Louisiane ou du Mississippi, Sam restera le même, recourant le moins possible à la violence dans un monde qui se déchaîne et ne faire pas grand cas de la vie humaine. Et si, malgré tout, tous les être vivants se valaient, comme lui suggère un des hommes qu'il rencontre au cours de ses recherches ?

Sam respecte la vie, qu'il s'agisse de celle d'une petite fille blonde arrachée à ses parents ou des infâmes Skadlock, une famille qu'on croirait sortie d'une version trash de "Délivrance", violente, sans morale ni éducation... Pour en arriver à songer à ôter une vie, il lui en faudrait énormément et l'on peut même se demander comment il se serait comporter si la guerre n'avait pas cessé juste avant son arrivée en France...

Ses questionnements philosophiques (mot que Sam n'emploierait certainement pas) vont aller assez loin et influencer ses décisions : et si ce qui est juste n'était pas forcément ce qui est bien ? Ouh là, oui, voilà qui nous amène loin... Sam est sans cesse écartelé entre ces deux notions, le bien, la justice... La vérité, la vengeance... La douleur, le deuil... Les souvenirs, l'avenir...

On le croit falot, on se rend compte au fil des pages que Sam est bien plus complexe que ça. Bien plus complexe d'ailleurs que la plupart des autres personnages aux comportements terriblement binaires. Lui n'envisage pas les choses de cette façon et préfère chercher à régler les problèmes par la parole que par le plomb, même lorsque ça canarde de partout autour de lui...

A un moment précis, je ne vous dis pas lequel, il va se retrouver déchiré, en proie à un dilemme terrible. Ses choix sont certainement contestables, mais, d'une part, le lecteur omniscient possède alors des éléments que Sam n'a pas et, d'autre part, la logique qui l'anime, si elle est moralement contestable, part d'un bon sentiment. Sam est décidément un être bienveillant, une qualité rare...

Je l'ai dit, "Nos disparus" se déroulent dans un contexte de violence quasi général où l'on tire plus vite que son ombre. L'Amérique que l'on découvre sous la plume de Tim Gautreaux est un pays éminemment violent, à bien des points de vue. Les lois paraissent inexistantes, si l'on excepte celle du plus fort (ou du mieux armé), la société est terriblement morcelée.

Un exemple, la ségrégation raciale. On est essentiellement dans le sud, elle est toujours vivace, au point que, sur l'Ambassador, on embarque deux orchestres : l'un composé de musiciens blancs, l'autres de musiciens noirs. Les seconds sont là pour jouer du jazz et faire monter l'ambiance en soirée. Mais, les premiers jouent lorsque la présence de noirs risquent de provoquer des troubles...

Au gré du voyage, on rencontre toutes sortes d'Américains, des plus aisés (qui ne sont pas les plus sympathiques) aux plus marginaux (je ne reviens pas aux Skadlock). Entre les deux, toute une gamme de personnes, allant des classes moyennes aux plus modestes, des plus puritains aux plus amoraux, que l'on voit monter sur l'Ambassador pour s'y encanailler, comme si le fleuve était une zone franche.

Mais cette peinture de l'Amérique en cet Entre-deux-Guerres est terrible, d'une sauvagerie extrême. On se retrouve avec le contraste saisissant d'une nation en passe de devenir l'une des plus puissantes au monde, mais devant encore prendre le contrôle de son propre territoire, dont une bonne partie lui échappe complètement.

"Nos disparus" est un roman riche, fort, profond, violent, donc, porté par l'écriture de Tim Gautreaux qui est très visuelle. Un roman littéraire, un roman historique, un roman d'aventures, aussi, porté par un antihéros qui se cherche. Je dois dire que longtemps, ce voyage au milieu des absents m'a paru impossible à décrypter : où va-t-on ?

Oh, bien sûr, on se doute que les deux quêtes, les deux enquêtes, celle pour retrouver Lily et celle pour découvrir qui a fait de Sam un orphelin, déboucheront, mais sur quoi ? Plus on avance, et plus les hypothèses que l'on échafaude ressemble à des châteaux de cartes... Le comportement de Sam, assez imprévisible, y est pour beaucoup.

Et puis, petit à petit, on voit le nombre de pages à lire diminuer et il reste impossible de savoir quelle fin Tim Gautreaux a voulu donner à son livre. Je me suis passionné pour ce voyage qui pourrait évidemment rappeler Mark Twain, Fennimore Cooper et William Faulkner. C'est une vraie fresque, menée au rythme du fleuve, du chemin de fer encore balbutiant et du pas des chevaux, qui ne sont pas, ici, des purs sangs.

C'est cet esprit qui renoue presque avec celui des pionniers que j'ai aimé. Le calme relatif du rythme s'oppose aux actes des hommes, fous et débridés. Et puis, petit à petit, on voit Sam avancer dans sa réflexion, dans son cheminement personnel. Celui qui doit lui permettre d'envisager son avenir et celui de sa famille.

Il ne s'agit pas d'oublier ses disparus, mais de les laisser enfin en paix, de les laisser derrière soi pour qu'ils ne soient plus des entraves. Tout cela pour vous dire que le final de "Nos disparus" m'a tout simplement bouleversé. Evidemment, je ne vais pas vous expliquer pourquoi, il serait dommage que vous le sachiez avant d'accomplir vous-même le voyage.

Mais cette fin est simplement magnifique, une réponse formidable à la violence qui nous accompagne depuis les premières pages et que traverse Sam sans jamais dévier d'un iota de sa volonté de ne pas y succomber. Parler de fin, ici, est essentiel, car ce à quoi on assiste est plus qu'un dénouement. C'est une page qui se tourne, enfin, et ouvre la voie au premier jour du reste de leurs vies...

Des vies enfin débarrassées des fantômes, des culpabilités et des peurs...

1 commentaire:

  1. Tout d'abord félicitations au capitaine de ce blog qui a su tenir la barre durant 6 ans ! 1000 ? Mais c'est fantastique. Le plus difficile est de gérer l'écriture des billets, et oui car ce n'est pas tout de lire, encore faut il les chroniquer . MERCI pour tes billets si détaillés et les nombreuses tentations qui en découlent ! ;)
    Ce titre est dans ma Pal, j'ai hâte de le découvrir

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