vendredi 25 août 2017

"Je crois que j'attends. J'ai passé toute la nuit sans rien faire dans cette salle obscure maintenant baignée de lumière, et en même temps, j'ai marché des semaines entières au grand soleil".

Je ne fais pas partie des lecteurs qui souhaitent ne jamais quitter leur zone de confort. Au contraire, j'aime être surpris, dérangé, dérouté, largué, même quelquefois, et avec notre livre du soir, j'ai été servi. A vrai dire, deux choses avaient retenu mon attention : les personnages sur la couverture et le nom de l'auteur, dont nous reparlerons dans le cours de ce billet. Et me voilà embarqué dans un bien étrange voyage, pour partie immobile, pour une autre à un train de pèlerin. "Identités françaises", de Brice Matthieussent (aux éditions Phébus), est indéniablement un roman à classer dans la catégorie littérature de l'absurde. Mais, derrière le côté frappadingue et abracadabrantesque, comme souvent avec l'absurde, le propos est sombre et traite des actualités dramatiques qui rythment, hélas, nos vies depuis quelques années maintenant. Avec un constat essentiel : contre ceux qui veulent tout détruire, il faut continuer à vivre, à raconter des histoires et ne surtout pas se laisser aller mollement à la résignation.


Deux hommes se retrouvent dans une salle assez vaste, plongée dans le noir. Aux murs, sont accrochés des tableaux, à ce que devinent les deux protagonistes à la lueur d'une lanterne. Un seul couloir mène à cette salle et, au bout, il y a un distributeur de boissons. Sont-ils dans un musée ? Ils l'ignorent, mais c'est fort possible.

Qui sont-ils ? L'un des deux hommes s'appellent Ribouldingue et il faisait partie d'un fameux trio, les Pieds Nickelés. Mais, ses deux acolytes, Croquignol et Filochard, sont morts et le dernier membre du trio a connu une étonnante aventure : il est sorti de sa bande dessinées et a découvert l'existence en 3D, lui qui avait toujours vécu jusque-là en deux dimensions.

L'autre personnage dit s'appeler Pataquès, mais rien ne prouve que ce soit son vrai nom. Malgré son allure de rond-de-cuir et ses chaussures un peu ridicules, Pataquès a vécu, comme Ribouldingue, en enfreignant la loi. Un monte-en-l'air qui ne se sépare jamais de sa boîte à outils, utile en toutes circonstances, comme on le verra au cours de l'histoire.

Si Ribouldngue est un homme naturellement avenant, il est tout de même surpris de la prolixité de son nouveau compagnon. En effet, Pataquès souffre de digressionnite aiguë, ce qui entraîne, par moments, d'interminables tirades dans lesquelles abondent les comparaisons, péché mignon du garçon. Il faut alors l'interrompre vite, sous peine d'être noyé sous des images plus ou moins heureuses.

Enfin, dernière particularité de ce drôle de bonhomme, il se plaint de ne pas sentir ses pieds qu'il explique avoir égaré quelque part. C'est embarrassant, forcément, et il y a de quoi se lamenter, même si Pataquès a tendance à vite taper sur les nerfs de Ribouldingue. Ce gars-là, avec sa collection de lubies est un peu pénible !

Et puis, soudain, Pataquès rappelle à Ribouldngue qu'ils se connaissent, en tout cas, qu'ils se sont déjà rencontrés. Les souvenirs reviennent au Pied Nickelé qui ne l'est plus vraiment. Et tous ceux qui mettent en scène Pataquès ne sont pas forcément agréable. De quoi susciter une certaine méfiance chez l'ancien personnage de BD...

Mais que font-ils là ? Eh bien, ils n'en ont aucune idée. Ils ne savent même pas vraiment comment ils se sont retrouvés là, ni ce qu'on attend d'eux. Alors, ils attendent, regardant ce qui se trouve autour d'eux. Et découvrent, en particulier, un tableau que Pataquès reconnaît pour l'avoir reçu récemment : "les énervés de Jumièges", d'un certain Evariste-Vital Luminais...


Oui, je sais, à première vue, les deux hommes de ce tableau n'ont pas vraiment l'air d'être énervés, et pourtant... Explication un peu plus loin dans ce billet, promis ! C'est bien beau, cette peinture, mais ça n'explique pas ce que Ribouldingue et Pataquès font là... Alors, de sa boîte à outils, le second nommé sort un carnet et se met à lire...

Et voilà que l'on retrouve nos deux personnages, cette fois nommés R. et P., sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, envoyés là par un mystérieux commanditaire ! S'agit-il vraiment d'eux ? Il semble bien, mais ils n'ont aucun souvenir de ce voyage. Le carnet relaterait-il leur futur, alors ? Ce serait extraordinaire, il faut poursuivre la lecture, dans ce cas !

Et voilà que l'on alterne entre ce voyage, conté par Pataquès et les remarques qu'échangent les deux hommes sur ce récit dans leur salle obscure... Deux histoires qui vont maintenant s'entrecroiser, se confondre, par moments, se répondre ou s'opposer, mais deux histoires que l'on suit en parallèle. Y trouverons-nous des explications ?

Ce n'est pas certain, d'autant que le voyage s'annonce bien plus mouvementé que leur séjour dans la (peut-être) salle de musée plongée dans le noir. Ils y font en effet des rencontres, mais vont surtout être, dès le premier soir sur le chemin suivi par tant de pèlerins venus du monde entier, témoin d'un événement extraordinaire...

Alors qu'ils se restaurent dans le gîte où ils espèrent passer la nuit avant de reprendre la route, alors qu'ils assistent à un concert, des personnes masquées et armées font irruption dans le bâtiment et s'apprêtent à arroser de balles une salle remplis de pèlerins et de spectateurs qui n'ont rien remarqué à cause de la musique... Et alors...

Et alors, il faudra que vous lisiez la suite. Car, si "Identités françaises" n'est pas un roman à suspense, son caractère absurde fait qu'il ménage un bon nombre de surprises tout au long de sa double histoire. Au lecteur, mais surtout aux personnages qui ne savent jamais vraiment à quoi s'attendre. Ni dans la salle aux tableaux, ni sur le chemin vers Compostelle...

Reste que se pose toujours la question : de quoi parle exactement ce livre ? J'aimerais vous faire une réponse claire, précise, étayée, mais on est dans l'absurde ! Donc, je suis bien incapable de vous le dire. En fait, au fil des pages, j'avais l'impression d'être quelque part entre un pièce de Ionesco ou de Beckett et un duo formé par un clown blanc et son auguste.

Mais, quelques éléments apparaissent, tout de même : l'identité française, qui est présente dès le titre du roman, mais qui est rapidement rejetée, dès l'exergue, signée Edouard Glissant, puis dénoncée par les personnages. Les concepts d'identité nationale et de récit national sont jetés aux ordures par Pataquès et Ribouldingue.

De même, l'irruption d'un policier capable de se montrer particulièrement à cheval sur les règles et l'étiquette, semble dénoncer l'état d'urgence permanent, inefficace et inutile (la preuve, les policiers arrivent toujours en retard quand il se passe quelque chose, comme la cavalerie dans les westerns...). On voit bien que, sous couvert de l'absurde et du double récit, c'est de la France qu'il est question.

Mais, les maux ne viennent pas que de notre cher et vieux pays. Il y a cette attaque, dans l'auberge. Difficile de ne pas y voir des similitudes avec les attentats de novembre 2015 : un concert, des clients attablés en train de boire un verre... Cela semble clair, c'est un coup de semonce, une action terroriste. L'expression d'un fascisme.

Si vous allez sur le site des éditions Phébus, vous verrez que le mot fascisme est employé au pluriel. L'hydre a bien plusieurs têtes, et si l'on en coupe une, il en repousse plusieurs. Des idéologies apparemment dissemblables, mais une seule et même détermination : imposer par la force sa manière de penser et de vivre, et la volonté de faire disparaître ceux qui ne respectent pas ces codes...

Pour Brice Matthieussent, il semble évident que la menace est aussi diverses qu'elle est grande. La fin de son livre est encore plus explicite, je ne vais évidemment pas entrer dans le détail ici, mais là encore, il appelle un chat un chat et les événements que traversent Ribouldingue et Pataquès font là encore clairement allusion à d'autres drames récents.

Il choisit pour dénoncer tout cela d'emprunter la voie de l'absurde, grinçante et sombre sous ses allures déjantées. La mort est partout, dans ce livre, elle semble planer sur les deux récits dans lesquels évoluent Ribouldingue et Pataquès. Une menace latente qui, tour à tour, joue les séductrices ou attaquent, à la vitesse du cobra...

Alors que je lisais ce roman, j'ai vu passer sur Twitter un dessin de Marc Large paru dans "le Canard enchaîné", l'édition de cette semaine, je pense, au pire la précédente. Et alors que je cogitais déjà pour savoir comment aborder ce billet, je me suis dit qu'il résumait bien mieux que tous les mots ce que Brice Matthieussent voulait raconter :



Face à cela, difficile de savoir sur quel pied danser : à l'image des deux contextes dans lesquels se retrouvent les deux personnages, on peut soit rester à l'arrêt, soit avancer, malgré tout. Là encore, la parabole semble limpide, elle s'adresse à nous, qui vivons ces périodes compliquées, où l'on a tendance à se replier sur soi et où la peur nous fige, parfois...

Une alternative (qui n'en est pas vraiment une, le repli, l'arrêt n'est pas une solution, c'est la victoire de ceux qui sèment la haine) qu'illustre le tableau de Luminais. Nos fameux énervés... On pourrait prendre ce mot dans le sens que l'on emploie le plus couramment, bien sûr, car tout cela a de quoi énerver... Et l'énervement n'est pas bon conseiller.

Mais, vous le voyez bien, ces deux personnages sont au contraire plutôt passif. Qui sont-ils ? Ce sont deux des fils du roi Clovis II qui, selon la légende (en effet, ce récit ne tient pas la route historiquement, mais on le retrouve couramment évoqué : on retrouve l'idée du récit national), se sont révoltés contre leur père alors qu'il était parti en pèlerinage (tiens, tiens) en Terre Sainte.

A son retour, le roi les a vaincu et a rétabli son autorité légitime sur le royaume. Et, en guise de condamnation, il leur aurait fait brûler ou couper les nerfs des jambes : il les aurait fait... énerver, voilà, il y en a deux qui suivent, merci ! Puis, on les aurait placé sur une espèce de radeau afin de les laisser dériver sur la Seine, ce que représente le tableau de Luminais.

Là encore, on le voit, tout se recoupe, tout concorde, même s'il faut lire entre les lignes (enfin, pas complètement, car tout ce que je dis là est dans le roman et, vous verrez qu'à la suite de la citation placée en tête de ce billet, il y a d'autres explications très claires pour appréhender ce livre). Que derrière le côté déroutant, sans queue ni tête de l'histoire, il y a bel et bien du fond.

Dans "Identités françaises", Brice Matthieussent met en avant les raconteurs d'histoire et l'importance qu'ils ont et doivent continuer à avoir. On veut les faire taire, ce n'est sans doute pas pour rien : ils grattent toujours là où ça peut faire mal. Aussi est-il très important de les protéger, de leur offrir les meilleures conditions possibles pour qu'ils puissent exercer leur art, librement et sans risque.

Les raconteurs d'histoire, Brice Matthieussent les connaît bien. Si "Identités françaises" est son quatrième roman et s'il a publié une dizaine d'essais, son nom apparaît sur beaucoup d'autres couvertures aux côtés de celui de pointures du monde littéraire contemporain. Peut-être avez-vous d'ailleurs lu son travail, sans forcément le remarquer.

Car Brice Matthieussent est un traducteur très renommé, au palmarès qui laisse rêveur : Kerouac, Bukowski, John Fante, Jim Harrison, Brett Easton Ellis, Richard Ford, Robert McLiam Wilson ou encore Denis Johnson, pour les plus connus et ceux qu'il a accompagnés le plus régulièrement. Nous avons d'ailleurs évoqué récemment sur le blog sa traduction d' "Arbre de feu", de Denis Johnson.

Je le découvrais avec ce livre comme auteur, et non comme porteur de l'histoire d'un autre, et je dois dire que je me suis bien amusé aux frasques et aux déboires de Ribouldingue et Pataquès (c'est vrai que ça fait duo de clowns, non ?), mais je reconnais que c'est un livre déroutant, inhabituel et que cela nécessite de creuser un peu.

Mais, c'est justement pour cela que je tenais à parler de ce livre qui, je le crains, aura du mal à émerger au milieu de l'abondante production de cette rentrée littéraire. Si vous trouvez qu'on parle toujours des même livres, si vous recherchez des lectures différentes, si vous avez envie de prendre des risques et de vous aventurer hors de votre zone de confort, alors voilà un livre fait pour vous.

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