vendredi 8 septembre 2017

"Dans cette région, la réalité vous oppresse tellement que la vérité vous échappe complètement".

Cette région, c'est le Proche-Orient, et plus particulièrement encore Israël et la Palestine. Voici un roman énorme, plus de 1000 pages (il faut vraiment que je pense à regarder ça avant de choisir un livre...), mais absolument passionnant, car il mêle un véritable thriller de politique fiction et d'espionnage, une fresque historique, un regard plein de recul sur la situation tellement complexe, bien moins simple que ne le voudraient certains, et l'histoire d'une amitié d'enfance aux prises avec la réalité historique. L'auteur mêle fiction et réalité avec beaucoup d'adresse et fait graviter tout cela autour d'une idée de fiction (quoi que...) absolument formidable (mais je ne vous dirai pas laquelle). "Breaking News", de Frank Schätzing (paru en grand format aux éditions Piranha ; traduction d'Olivier Mannoni), est aussi un roman qui pose la question de la perpétuelle chasse au scoop qui est devenue la norme du journalisme moderne, et les entorses sérieuses à la déontologie (et, allons plus loin, à l'honnêteté et à la morale) que cela peut entraîner. Soyez prévenus, si vous êtes amateurs de thrillers, ce roman en est un, mais ce genre partage l'affiche avec un récit quasi documentaire très bien construit pour essayer de mieux appréhender la situation entre Israéliens et Palestiniens...



Tom Hagen est grand reporter. Un des plus grands baroudeurs de la presse allemande. Il travaille pour un quotidien de Hambourg pour lequel il couvre depuis des années les points les plus chauds du globe. Un reporter de guerre capable de dénicher le scoop, le sujet qui fera la une et, comme on dit désormais, le buzz.

Mais, en 2008, alors qu'il se trouve en Afghanistan, un de ses reportages tourne mal. Très mal, même. Un drame qui va pousser Hagen dans une descente aux enfers terrible. Complètement discrédité, il ne retrouve du travail que pour un site d'information sur internet, le genre de sites de troisième zone qui pullulent sur le net.

Moralement aussi, la chute a été rude : l'alcool est devenu le meilleur ami de Hagen, ce qui ne l'aide pas dans sa quête pour redorer son blason. D'autant qu'il sait parfaitement que seul le reportage du siècle pourra lui permettre de retrouver sa crédibilité et la perspective de retravailler un jour pour un média d'envergure.

Alors, fidèle à ce qu'il a toujours fait, il court les champs de bataille. En 2011, c'est la Libye, puis la Syrie, où le printemps arabe a été accueilli violemment par le régime de Bachar el-Assad. Mais, à chaque fois, il passe tout près du Graal, sans l'atteindre. Pas de quoi lui remonter le moral, car il finit par se dire qu'il a vraiment perdu la main, que le destin le punit pour ce qu'il a fait trois ans plus tôt.

Il n'est plus que l'ombre de lui-même, il se fait honte et sa tendance à noyer ses ennuis dans l'alcool le conduit dans des situations grotesques et humiliantes, comme lorsqu'il se retrouve pris pour un gigolo par la femme avec qui il a passé la nuit. Il est urgent de faire quelque chose, d'arrêter les bêtises, de se battre pour remonter à la surface.

Et puis, un coup de fil et Hagen change de cap. Tous les reporters de guerre sont concentrés entre Damas et Homs, lui ira en Israël. Pas vraiment là où on l'attend. Il retrouve Björklund, photographe avec qui il a bossé, y compris lors du funeste séjour afghan. Le Suédois en a eu assez du sang, il propose désormais des reportages plus calmes, mais certainement pas moins intéressants.

C'est aussi pour cela qu'il a repris contact avec Hagen. Parce qu'il a un tuyau, apparemment solide. Un sujet assez dérangeant pour le gouvernement israélien. S'ils se débrouillent bien, il y aura peut-être matière à refaire parler de lui et à montrer qu'il peut encore produire des reportages chocs. Pour Hagen, aux abois, c'est un coup de poker, ou un coup de bluff.

En fait, ce sera un coup de Jarnac. Car le tuyau n'est pas si fiable que prévu. Hagen se retrouve encore une fois bien dépité. Alors, il va s'arranger avec les faits et avec la vérité. Mais, même si ce qu'il a pu apprendre ne lui semble pas très intéressant, d'autres n'ont pas pensé la même chose. Et le journaliste va se retrouver traquer par des tueurs... Si ça, c'est pas du scoop...

Voilà pour la trame de thriller qui est l'un des fils conducteurs de "Breaking News". Or, vous vous en rendrez-compte dès le premier chapitre, Frank Schätzing prend son temps pour l'installer. Trop, trouveront peut-être certains mordus de thrillers qui vont vite et entrent rapidement dans le vif du sujet. Mais, alors, ensuite, ça dépote.

Pourquoi tant de temps ? Eh bien, parce que "Breaking News" n'est pas juste un thriller, c'est bien plus que cela. L'histoire de Tom Hagen, qui démarre, on l'aura compris, assez lentement, va s'accélérer brutalement. Mais, il faut tenir compte d'une alternance dans la narration. Car il y a une deuxième trame, et une deuxième trame elle-même double, je vais essayer d'être plus clair.

Cette deuxième trame, ce n'est rien moins que l'histoire de ce minuscule territoire que nous appelons aujourd'hui Israël. Mais, il y a un siècle, au moment de la Déclaration Balfour, on parlait encore de Palestine. Depuis, et plus encore à partir de 1948, lorsque l'Etat d'Israël est fondé, la région devient une poudrière où la paix ne s'installe jamais bien longtemps.

Pourquoi dis-je que cette trame est double ? Parce que, pour retracer les événements de ce siècle, Frank Schätzing passe par la fiction en installant une histoire familiale qui va devenir une histoire d'amitié (compliquée, l'amitié, mais durable). Et pour cela, il faut que je vous parle rapidement des trois personnages qui, avec Hagen, vont vous accompagner pendant la majeure partie du roman.

D'abord, il y a Arik. Il est né dans un mochav, une coopérative qui, contrairement au kibboutz, nom plus familier, ne fonctionne pas selon un système collectiviste, d'un père agronome et d'une mère médecin qui ont quitté la nouvelle Union Soviétique en 1920 pour venir s'installer en Palestine. Il gardera de cette enfance un attachement profond à la terre.

Mais son destin sera tout autre. Car, Arik est un véritable personnage historique et c'est sa vie qui va, en grande partie, sous-tendre tout le roman de Frank Schätzing. J'imagine que j'aiguise votre curiosité, mais, si vous avez envie de lire "Breaking News", laissez-vous porter et vous comprendrez pourquoi je n'en dis pas plus.

Dans ce moshav, Arik va faire la connaissance de frères jumeaux, les Kahn, Jehuda et Benjamin. Ils sont nés dans une famille juive arrivée d'Allemagne à la fin des années 1920, pour fuir l'antisémitisme croissant. Rachel était enceinte quand elle a émigré avec son époux, Shalom, en quête d'un endroit où ils pourront vivre en paix, mais peu de temps après leur arrivée, ils vont déchanter...

Pourtant, malgré cette violence latente et leur difficulté à s'habituer à la vie au moshav (les Kahn sont issus de la grande bourgeoisie), la famille va prendre ses marques. Et, bientôt, Arik et les jumeaux vont devenir inséparables. Une amitié, disons plutôt une relation, qui va prospérer bien au-delà de leur enfance.

Et les frères vont suivre des voies bien différentes. Jehuda, c'est l'incarnation du sionisme originel. Sans être porteur d'une idéologie profonde, on peut le classer à gauche. Sa vision d'Israël est celle d'une cohabitation pacifique avec les Arabes et un travail pour rendre ce territoire plus agréablement vivable pour tous. Pour le faire ressembler à la terre promise de Canaan...

Il va donc devenir agronome, spécialisé en botanique, mais surtout, il va travailler sur les questions liées à l'eau et à l'irrigation, avec des progrès tout à fait visibles et remarquables. Jehuda est un homme paisible qui aspire au bonheur et on va voir, au cours du roman, que l'histoire de son jeune pays va lui créer bien des soucis. Des soucis bien souvent engendrés par la politique israélienne elle-même.

De son côté, Benjamin va s'engager dans une vie très différente. Bien qu'ayant grandi dans une famille athée, il va découvrir la religion. Et, à travers l'étude des textes bibliques, il va opter pour une pratique radicale du judaïsme qui, petit à petit, va se muer en idéologie et en discours politique. Et sa vision de ce que doit être l'Etat d'Israël avec, géographiquement, sociologiquement, politiquement...

En fait, à eux deux, les jumeaux Kahn vont incarner l'évolution de la vie politique israélienne, depuis la création de l'Etat jusqu'à aujourd'hui. D'un idéal laïc vers une société où le fait religieux prend de plus en plus de place et se radicalise. Mais le phénomène n'est pas spécifiquement israélien : les Palestiniens, de l'OLP au Hamas, vont suivre une trajectoire similaire...

Tout cela, l'histoire d'Israël, de l'arrivée des premiers migrants subissant le massacre d'Hébron, aux questions contemporaines que pose la politique israélienne de lutte contre le terrorisme, le parcours des trois amis, Arik, Jehuda et Benjamin, familial et professionnel, et bien sûr, notre trame contemporaine qui devient thriller, tout cela, disais-je, vaut bien un bon millier de pages.

Le résultat est dense, mais vraiment passionnant. Et surtout, la mécanique, la manière dont tout cela s'imbrique, est parfaite. La trame de thriller est peut-être parfois un peu trop tortueuse, mais le fait qu'on ne puisse faire confiance à personne et qu'on ne sache pas d'où vient véritablement le danger est très efficace. Jusqu'aux dernières pages, qui laissent planer quelques ultimes interrogations...

Et puis, il y a cette idée, une idée de fiction, même si imaginer que cela puisse être vrai est aussi effrayant qu'excitant. Une simple idée qui devient le centre de gravité de tout le livre, puisque tout part de là ou tout y converge, alternativement. Tout cela n'apparaît pas immédiatement, Frank Schätzing sait ménager ses effets et les révélations sont adroitement distillées.

C'est aussi cette manière de faire monter lentement la mayonnaise qui rend le lecteur un peu parano : on a l'avantage sur les personnages d'avoir quelques indices supplémentaires, puisqu'on ce doute que ce passé qu'on nous relate tient un rôle particulier dans les événements de la partie contemporaine. Et, dans ce cas, comme chez Agatha Christie, tout le monde peut être coupable.

Mais, le grand intérêt de "Breaking News", c'est sa pédagogie. Sa façon de raconter un siècle d'histoire d'un minuscule coin de planète devenu un point névralgique de la géopolitique mondiale. Parce que le conflit israélo-palestinien ne se résume pas à la simple opposition entre juifs et musulmans, entre gentils et méchants, entre un camp et un autre ; entre idéologies, aussi.

Bien sûr, ce sont des ingrédients de ce cocktail détonant, mais Schätzing met très bien en valeur les divisions profondes qui lézardent la société israélienne d'un côté, le monde arabe de l'autre. Et pose un regard très critique, virulent, même, sur la politique actuelle menée par Benyamin Netanyahou, aboutissement d'errances de longue date et de choix démagogiques à visée électoraliste.

Le point de vue adopté est unilatéral, c'est vraiment Isräel qui est l'objet de ce roman, ce qui n'empêche pas d'évoquer la situation de l'autre camp, de manière tout aussi critique. En fait, en lisant "Breaking News", j'ai retrouvé pas mal d'éléments croisés dans un autre livre, pas une fiction, celui-là, mais un passionnant documentaire : "les Sentinelles", de Dror Moreh.

Je vous conseille vivement la lecture de ce livre en complément du roman de Frank Schätzing et je n'ai pas été surpris de trouver le nom de Dror Moreh dans la longue liste des remerciements qui se trouve à la fin de "Breaking News". En la parcourant, on mesure le travail de documentation effectué par le romancier allemand pour élaborer son roman-fleuve.

Pour en terminer avec la partie géopolitique, un mot sur l'époque choisie : 2011, c'est l'année du printemps arabe, lorsqu'un vent de liberté et de démocratie s'est mis à souffler, balayant à la surprise générale quelques dictatures qu'on croyait inamovibles. On est, au moment où se déroule "Breaking News", dans l'enthousiasme et l'optimisme général.

Sauf pour Israël, car la situation y apparaît une nouvelle fois extrêmement tendue et que l'on redoute de nouvelles interventions de Tsahal, bien loin des politiques d'apaisement et de rapprochement du passé, des poignées de main et des accords de paix. Avec le recul, le retour à la réalité est assez brutal, du Maghreb à la Syrie. Il est bien loin, le printemps...

Enfin, dernier thème fort de ce roman, une critique du journalisme actuel, à l'heure d'internet et des chaînes d'info continue, qu'il faut alimenter sans répit. Et qu'il faut nourrir avec le meilleur, comprenez, ce que les autres n'ont pas, des infos exclusives (combien de fois par jour lit-on ce mot, désormais ?). Du scoop, coco, c'est ça qu'on veut, pour faire grimper l'audience !

Alors, combien sont-ils, comme Tom Hagen, à prendre des risques inconsidérés, à mettre en danger leur vie, mais aussi celle de beaucoup d'autres personnes, à agir sans se soucier de faire échouer des opérations en cours, militaires ou policières, à s'asseoir sur la déontologie élémentaire du journaliste pour grappiller un peu d'antenne, quelques lignes de texte ?

Hagen, pourtant, a été puni, en Afghanistan. Mais, cela ne suffit visiblement pas, puisque, paradoxalement, et contrairement à l'enfant qui ne remet plus les doigts dans la prise après avoir reçu une décharge électrique, il va une nouvelle fois enfreindre de nombreuses règles, jouer les risque-tout et déclencher un sacré bazar dans l'une des zones les plus instables du monde pour essayer de retrouver son statut.

A l'heure des "fake news" et autres "alternative facts", Breaking News" est une lecture fascinante et même salutaire, pour se rappeler que le journalisme est une forme d'effet papillon : le moindre acte d'un journaliste, s'il n'y prend pas garde, peut avoir des conséquences en chaîne que plus personnes ne pourra enrayer et possiblement dévastatrices.

Un dernier mot, pour conclure. Un peu plus léger, car c'est un clin d'oeil à un des personnages marquants de "Breaking News", Shoshana Cox. Je ne sais pas si Frank Schäting connaît la trilogie de David S. Khara mettant en scène le personnage d'Eytan Morgenstern, mais je n'ai pu m'empêcher d'y penser en voyant évoluer Shoshana Cox, vraie héroïne de roman d'action survitaminée.

Je les verrais bien se rencontrer, ces deux-là, je suis sûr qu'ils s'entendraient bien et formeraient un sacré duo de choc. Shoshana est, je pense, le personnage dont je me souviendrai, celui que j'aimerais bien retrouver dans d'autres aventures et enquêtes, parce que c'est un diamant brut. Il demande encore à être poli pour briller de mille feux et porter à son tour un roman entier sur ses larges épaules.

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