vendredi 29 décembre 2017

"Je voulais être quelqu'un sur qui les morts pouvaient compter, mais aucun des morts ne s'avançaient pour m'aider".

Les grincheux diront que tous les sujets ont déjà été traités en littérature, qu'on n'invente plus rien... Inventer, je ne sais pas, mais imaginer, on trouve encore quelques curieux spécimens d'auteurs qui s'astreignent à cette expérience. Et voilà comment, en se creusant le ciboulot, en cherchant des idées originales pour aborder un sujet, certains romanciers nous emmènent dans des voyages dépaysants et enivrants... Dans cette catégorie, je place "les Seize Arbres de la Somme", du Norvégien Lars Mytting (en grand format chez Actes Sud ; traduction de Céline Romand-Monnier). Entre Norvège et France, en passant par un autre lieu dont nous parlerons plus loin (suspense !), il nous emmène dans un voyage dans l'espace mais aussi dans le temps, à travers tout le XXe siècle, pour une quête des origines complexe et douloureuse. Mais, au-delà du personnage principal et de ses questionnements intimes, ce livre repose aussi sur une formidable idée romanesque, un secret longtemps conservé, un secret tout à fait inattendu...


Edvard n'avait que trois ans quand ses parents sont morts. C'était en 1971, près d'Anthuille, dans la Somme, à deux pas d'un des plus effroyables champs de bataille de la Première Guerre mondiale. La terre y a été tellement labourée par les bombardements, tellement mélangées aux corps déchiquetés et aux munitions non explosées qu'elle reste terriblement dangereuse.

C'est d'ailleurs près d'un marais, dans une zone pourtant interdite aux promeneurs, que les corps des parents d'Edvard ont été découverts. Verdict : ils se promenaient quand un obus enterré là depuis plus d'un demi-siècle a détoné. Un obus chimique qui contenait un gaz mortel qui a tué le couple sans même qu'il s'en rende compte.

Mais, le plus bizarre, dans cette affaire, c'est qu'on n'a trouvé nulle trace de leur jeune fils, ni sur les lieux de leur mort ni à l'hôtel où ils logeaient... En fait, il a fallu quatre jours pour retrouver le jeune Edvard, et c'est à 150 kilomètres de là, dans la petite ville côtière du Crotoy qu'il a réapparu, comme par magie... Un mystère jamais élucidé...

Depuis, Edvard a grandi. Il a désormais une vingtaine d'années et vit en Norvège, le pays d'origine de son père, dans une ferme isolée. Il a grandi aux côtés de son grand-père, apprenant le métier d'agriculteur, dans une atmosphère un peu particulière : son aïeul est en effet considéré comme un paria, car il est ce qu'on appelle un "quisling".

Ce mot, entré dans le langage courant en Norvège, désigne les traîtres... Il fait référence à Vidkun Quisling, qui dirigea le gouvernement collaborationniste pendant l'occupation allemande, à partir de 1942. Le grand-père a porté l'uniforme ennemi, il est parti combattre sur le front de l'est et on ne lui a jamais pardonné ce choix.

D'ailleurs, depuis, régulièrement, on le lui rappelle, parfois de manière spectaculaire et humiliante. Comme lorsqu'il retrouve sa voiture avec une croix gammée taguée bien en évidence sur sa carrosserie. Le grand-père encaisse en silence, mais, conséquence ou coïncidence, il meurt peu de temps après, victime d'une attaque...

Désormais seul au monde, Edvard se retrouve face à un vide immense. Oh, bien sûr, il faut continuer à faire tourner l'exploitation familiale, culture de pommes de terre, verges et élevage de moutons, devenue florissante à force de travail ; oui, il y a le retour de la ravissante Hanne, amour de jeunesse dont il s'est éloigné...

Edvard, timide, introverti, solitaire, marqué par la disparition si précoce de ses parents, jeune homme fragile et déboussolé, va pourtant se focaliser sur un tout autre centre d'intérêt. En mettant de l'ordre dans les affaires de son grand-père, il découvre qu'on lui a caché bien des choses. Et que les secrets de sa famille ne se limitent pas aux événements de 1971...

Il commence à comprendre que l'histoire familiale tient plus de la légende que du récit fidèle. Il se rend compte que son grand-père lui a menti pendant des années, et à propos de bien des choses. Par exemple sur le frère de son grand-père, Einar, sujet tabou à la ferme. Mais pour quelles raisons lui a-t-on caché la vérité ? A cause des choix différents des deux frères au moment de la guerre ?

Et puis, il découvre qu'on ne lui a jamais parlé de sa mère, jeune femme française arrivée en Norvège sans qu'on sache trop pourquoi. Ce qu'il apprend à son sujet le laisse pantois, et il mesure à quel point il est ignorant de ses origines. Désormais adulte et seul, ces sujets commencent à le travailler, à mettre son esprit en ébullition.

Incapable de se concentrer sur la vie qui est la sienne depuis des années, Edvard décide de découvrir ce qu'on lui a caché : il décide de retrouver Einar, dernier témoin de cette époque, capable de lui raconter exactement ce qui s'est passé entre les frères, mais aussi de parler de sa mère et de toute l'histoire familiale d'Edvard.

La tâche est immense, complexe, malgré quelques pistes, parfois très surprenantes, comme ce magnifique cercueil qui attendait que le grand-père d'Edvard meure... Mais Edvard est déterminé, au point de tout abandonner derrière lui jusqu'à ce qu'il ait découvert toute la vérité sur ses parents, sa famille, sur le passé, pas juste 1971, mais sur des faits remontant bien plus loin dans le temps...

Je reste volontairement flou dans ce résumé, car l'un des points passionnants de ce livre, c'est justement de suivre Edvard dans ses découvertes. A croire que l'expression tomber de Charybde en Scylla a été inventée pour lui... Le jeune garçon voit, soudainement, s'effondrer son monde, sa vie calme d'agriculteur au fin fond de la Norvège...

Oh, bien sûr, les événements de 1971, la mort de ses parents, sa disparition, planaient bien au-dessus de lui comme une épée de Damoclès, mais jusqu'ici, il ne soupçonnait pas l'ampleur de ce qu'on a pris bien soin de ne pas lui raconter, ou alors, en déformant la réalité... Il n'est plus seulement curieux, il est blessé qu'on lui ait menti à ce point. Et seule la vérité pourra le délivrer de ce mal profond.

"Les Seize Arbres de la Somme" n'est pas simplement un roman sur la quête des origines d'un orphelin qui découvre que ce qu'il croyait être sa vie est un gigantesque trompe-l'oeil. C'est aussi la passionnante histoire d'un processus de résilience difficile, car il va lui falloir révéler les secrets non pas d'une famille, mais de trois...

Mais comment expliquer le lien entre ces trois familles, qui semble remonter aux deux guerres mondiales, ce qui n'a aucun sens pour le jeune homme, qui n'a jamais envisagé les choses à si long terme ? Comment démêler cet écheveau particulièrement emberlificoté, où les morts eux-mêmes semblent avoir pris plaisir à brouiller les pistes derrière eux ?

"Les Seize Arbres de la Somme" est une formidable fresque familiale, portée par un personnage en quête de repères, avant même de pouvoir espérer découvrir la vérité. Edvard est un garçon candide, qui ne connaît finalement pas grand-chose du monde qui l'entoure, après avoir passé l'essentiel de son existence sur l'exploitation familiale, en vase clos.

c'est un jeune homme touchant, dont on ressent les blessures, mais qui fait son apprentissage de la vie d'adulte dans des conditions particulières : il ne maîtrise finalement pas grand-chose. Mesure-t-il l'ampleur des difficultés qui l'attendent lorsqu'il décide de planter la pauvre Hanna pour se lancer dans ses investigations ?

Une enquête qui va le mener non pas dans la Somme, comme on pourrait d'abord le croire, mais aux îles Shetland. De cet archipel, je ne savais pas grand-chose, si ce n'est qu'on y compte plus de moutons que d'habitants. J'ignorais qu'avant d'être territoire écossais, ces îles avaient été norvégiennes et que le lien avec ce pays restait fort.

Une grande partie du livre de Lars Mytting s'y déroule et l'on y découvre une vie rude, au coeur d'une nature plutôt inhospitalière, voire carrément hostile. La scène de la tempête est l'un des moments les plus impressionnants de cette histoire, dans un endroit où les intempéries sont pourtant un phénomène très courants.

Le décor est splendide, sauvage, mais c'est le cadet des soucis d'un Edvard qui semble courir après des fantômes, quand les élans de son coeur ne viennent pas mettre un frein à ses recherches. Aux Shetlands, il va rencontrer Gwen, qui semble vouloir l'aider. Entre ces deux solitaires, parias chacun à leur manière, un lien va se nouer, et tant pis si Hanna attend toujours Edvard au pays...

Cette dimension romantique tient une place importante dans le livre, mais il ne faudrait pas non plus limiter l'histoire à cela. L'histoire est riche, foisonnante, ce que Edvard va révéler est complexe, parce que comportant de nombreuses entrées, mais j'ai été happé par cette histoire, poussé par l'envie de comprendre ces secrets si bien gardés pendant si longtemps.

Et c'est là que je devrais vous parler du coeur de cette histoire, de son originalité, du côté presque fantastique des choses. Mais, je ne le peux évidemment pas. Possible que certains lecteurs ne trouvent pas ce sujet aussi fascinant que moi, difficile à croire, pas très intéressant, un peu décevant... Ce n'est pas mon cas.

J'ai trouvé cette idée incroyablement imaginative, ou comment le beau, l'émerveillement peuvent naître des plus abominables atrocités. Ou comment l'être humain peut se montrer à la fois un monstre capable des pires dévastations, et un artiste capable de faire sortir de ses mains les plus belles choses qu'on puisse rêver...

Edvard va se lancer, en parallèle de ses recherches familiales, dans un incroyable jeu de pistes pour retrouver un véritable trésor. Non, je ne crois pas que le mot soit trop fort, et le limiter à sa valeur monétaire serait là encore trop restrictif... Il y a quelque chose de presque magique dans tout cela, quelque chose qui touche à l'irrationnel tout en étant pourtant l'essence de ce que nous sommes...

On papote, on papote, et vous devez tout de même vous poser une question : quid de ces arbres, qui ont quand même suffisamment d'importance pour servir de titre à un roman qui, finalement, passe très peu de temps dans la Somme ? Excellente question, à laquelle il me sera difficile de vous répondre très clairement ; là se trouve la quête du lecteur...

Mais, vous me permettrez de noter qu'il est question d'arbres alors que le personnage principal recherche désespérément ses racines. L'allégorie est très belle, car Edvard ne pourra se construire, pousser tant qu'il n'aura pas réussi à renouer avec elles. A l'issue de ce long processus de résilience, alors, seulement, il pourra envisager de passer à autre chose, de tourner la page.

Je pourrais sans doute encore parler longuement de la beauté des paysages de ce livre, tous, de ce coin de la Norvège profonde d'où vient Edvard à ces plaines de la Somme où la nature a repris peu à peu ses droits après avoir été le théâtre de l'horreur absolue, en passant par ces îles Shetland qu'on découvre un peu mieux.

J'ai apprécié cette lecture, que j'avais du mal à lâcher, j'ai aimé l'ambiguïté du personnage de Gwen autant que la détermination pleine de naïveté d'Edvard, j'ai été bouleversé par le dénouement du roman, par la vérité, ou plutôt les vérités qui apparaissent les unes après les autres au fil du récit, et par la manière dont le jeune homme affronte les dilemmes qui se dressent devant lui.

Et puis, il y a cette idée centrale, il y a ces arbres et la façon dont Lars Mytting les intègre à son histoire. Vestiges d'un passé terrible, témoins de la grande histoire et des histoires plus personnelles des êtres qui sont passés à leurs pieds, ils symbolisent la vie et la mort, l'horreur et la beauté, la simplicité et le raffinement, l'austérité et la richesse...

Lars Mytting réussit à élaborer un incroyable jeu de billards à plusieurs bandes où chaque révélation vient ouvrir de nouvelles pistes et rendre la quête initiale plus complexe, plus étoffée. C'est d'une grande richesse narrative et cela tient la route d'un bout à l'autre, alors qu'on aurait pu se noyer dans ce faisceau d'histoires.

J'ai voyagé grâce à cette lecture, j'ai compati à la douleur d'Edvard, sans cesse ravivée par ce qu'il met au jour, j'ai été ému par ce qu'il apprend bien tardivement sur les membres de sa famille, j'ai haï son grand-père, non pas pour ses choix idéologiques, mais pour son entêtement et son égoïsme dans lesquels il a enfermé son petit-fils, j'ai râlé devant le comportement équivoque de Gwen...

Je partais complètement à l'aventure avec ce livre, d'abord attiré par ce titre étrange, par la perspective d'une intrigue pleine de mystères. Je m'attendais à découvrir la Somme, ses lieux de mémoire et d'histoire, ils sont bien là, mais ne sont pas le décor principal, loin de là. Au lieu de ça, j'ai été dépaysé et j'ai pris un bon bol d'air.

La famille, au coeur de cette histoire, elle loin d'être un univers parfait, un fleuve tranquille qui coule de génération en génération, sans obstacle. Il y a des histoires familiales plus mouvementées et douloureuses que d'autres, bien sûr. Celle d'Edvard est à placer sur le haut du panier. Il aurait pu l'occulter ou, au contraire, s'effondrer. Mais, en choisissant d'affronter la vérité, il est parvenue à la restaurer, la refonder. Et c'est simplement beau.

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