dimanche 21 janvier 2018

"Les grues innombrables sont des seringues ; le béton une drogue. Plus la ville se pique, mieux elle se sent. Et pourtant, c'est par là qu'elle meurt".

Qui habite en ville, petite, grande ou en pleine expansion, est régulièrement le témoin de chantiers de construction qui donnent naissance à de nouveaux immeubles flambant neufs. La ville ne cesse de grignoter l'espace, avec son sillage de béton. Notre roman du jour s'attaque à ce phénomène avec humour, mais non sans férocité. Et non sans recourir aux codes du fantastique (avec un clin d'oeil appuyé à un maître du genre), bien qu'il s'agisse, ah, ces querelles de chapelles, d'un roman de littérature générale. Dans "l'Affaire Mayerling", de Bernard Quiriny (aux éditions Rivages), pas de princes et de princesses dansant la valse, pas de Catherine Deneuve et d'Omar Sharif se suicidant dans un pavillon de chasse, mais un immeuble, que dis-je, une résidence de standing qui en fait voir de toutes les couleurs, et pas seulement du gris béton, à ses habitants... On rit, mais un peu jaune, et quand on vit dans un immeuble, comme c'est mon cas, on regarde son propre quotidien avec un tout autre regard...



Le narrateur et son ami Braque sont des fondus d'urbanisme, des amateurs éclairés de bâtiments divers et de monuments variés, des collectionneurs de brochures d'agence immobilières et des spécialistes du décryptage de panneaux publicitaires vantant les mérites de la prochaine résidence bientôt en construction.

C'est donc en toute logique, et avec l'oeil des experts qu'ils sont devenus, qu'ils s'intéressent à l'histoire du Mayerling, une résidence de standing qui voit le jour à Rouvières, une ville de 250 000 habitants hors agglomération (l'équivalent de Strasbourg ou de Bordeaux, tout de même), au croisement de la rue Mayerling et du boulevard Voltaire.

Ce nouveau bâtiment qui s'annonce magnifique doit être érigé à l'emplacement où se dressait jusque-là un petit manoir à la riche histoire, au milieu d'un parc bucolique à souhait. Mais cela faisait longtemps que cette perle était laissés à l'abandon, aiguisant l'appétit des promoteurs. Aussi, lorsque, enfin, ses propriétaires acceptèrent de vendre, ce fut la ruée...

C'est une entreprise espagnole qui a décroché la timbale, à la grande surprise de tous, y compris celle de Braque et de son narrateur, car personne ne connaissait cette société. Mais, cela n'a pas empêché cet énigmatique maître d'oeuvre de construire un immeuble de fort belle allure, dont les appartements ont rapidement trouvé preneurs.

Et tant pis si c'est tout un quartier qui change subitement de décor, perdant le cachet incomparable du vieux manoir pour se retrouver avec un immeuble de plus, qui ressemble tout de même beaucoup aux autres, de plus en plus nombreux, à Rouvières, comme dans la plupart des villes... Le béton, cette matière première hégémonique, s'impose et personne n'a rien à dire...

Bientôt (enfin, avec un peu de retard sur les délais initiaux, mais c'est toujours comme ça, non ?), une partie des heureux propriétaires s'installent dans leur nouvel home, sweet home qui sent encore le neuf. Les autres louent leur nouvelle acquisition, moyennant des loyers confortables, couvrant les charges et laissant une bonne marge.

Jusqu'ici, rien d'extraordinaire, le Mayerling ne se distingue guère des autres résidences, barres d'immeubles ou autres constructions à forte densité de population qui ont poussé à Rouvières ces dernières années comme partout ailleurs. Mais, très vite, ceux qui y habitent vont être dérangés par des phénomènes plus ou moins explicables. Plus ou moins agréables, enfin, surtout moins que plus...

Quelques malfaçons apparaissent, des places de parking trop étroites, quelques fissures, une isolation sonore qui fait défaut, surtout quand le voisin du dessus aime écouter de la musique à fond les enceintes, des odeurs méphitiques atteignent des narines sensibles... Les petits désagréments de la vie en communauté, quand tout le monde ne vit pas au même rythme, quand tout le monde n'attend pas la même chose de ses soirées...

Mais, il y a plus grave, plus inquiétant, aussi. Les Lemoine, couple tellement amoureux qui rêvait d'un nid d'amour rien qu'à lui, ne se supportent plus depuis qu'ils ont passé le seuil de leur nouvel appartement. Mme Chopard croit voir des fantômes, et il n'est pas certain qu'ils lui veuillent du bien... Quant à la si sage Mme Camy, elle semble atteinte d'une dévorante envie de séduire et plus si affinités...

Rien ne va plus au Mayerling : le rêve qui a été vendu aux propriétaires (et loué aux autres) prend des allures de cauchemars. A tous les étages, des vies sont allègrement gâchées par des événements qu'on ne parvient pas à régler. En très peu de temps, les tensions entre habitants montent et certains n'en peuvent déjà plus. Au Mayerling, on est sur les nefs...

Les copropriétaires essayent bien de s'organiser, de faire appel à un syndic étonnamment discret, d'un seul coup. On cherche à régler les différends à l'amiable, souvent en vain, ou alors, on se résigne, en attendant des jours meilleurs. Au fil des jours, des semaines, l'atmosphère se dégrade, les phénomènes se renforcent et une question commence à poindre :

Et si c'était l'immeuble qui en voulait à ses habitants ?

Un mot, avant d'aller plus loin, sur Bernard Quiriny, romancier pas encore quadragénaire (il est né en 1978), mais à la bibliographie déjà bien remplie. De nationalité belge, possédant un riche cursus universitaire, il a reçu de nombreux prix, dont le Rossel (équivalent belge de notre Goncourt) et un Grand Prix de l'Imaginaire, eh oui, pour son recueil de nouvelles "Une collection très particulière".

Car Bernard Quiriny a beau être présenté comme un auteur de littérature générale, son travail comme ses influences lorgnent sérieusement vers le fantastique. A son sujet, on évoque Borges, Poe, Aymé et d'autres noms tout aussi flatteurs, ce n'est quand même pas rien. A quoi il faut ajouter un humour qui oscille entre la satire et l'humour noir, comme dans "l'Affaire Mayerling", d'ailleurs.

Ce ne sont d'ailleurs pas les références littéraires qui manquent dans ce roman très amusant, où les lecteurs qui vivent dans des immeubles devraient se reconnaître à un moment ou à un autre (mais pas dans tous les habitants non plus, ou alors...). On croise Paul Guth, J.G. Ballard, Georges Perec, Jean-Jacques Rousseau, Marcel Aymé, encore lui, et quelques autres (les titres en lien).

Car la ville, l'urbanisme, la concentration des populations dans une zone géographique de plus en plus réduite, tout cela a inspiré, et depuis longtemps, les philosophes, les historiens, les romanciers (on pourrait ajouter les cinéastes, bien sûr, mais restons à l'écrit, pour l'instant). Et Bernard Quiriny, lui aussi, vient mettre son grain de sel dans tout cela. Critique, forcément critique, mais très drôle, aussi.

L'accumulation de catastrophes qui entoure la construction et les premiers mois d'existence du Mayerling font forcément sourire le lecteur, qui compatit, mais pas trop, il ne faudrait pas que lui tombe sur le coin du crâne le même genre de malheurs... A chacun ses soucis particuliers qu'on cherche à résoudre isolément, avant de trouver LE coupable et de se liguer contre lui...

Il y a, dans le ton employé par Quiriny, un détachement et une légèreté qui contrastent avec la situation de plus en plus précaires des habitants du Mayerling. La narration est très particulière, avec des chapitres très courts, qui font penser à des articles qu'on aurait collectés au fil du temps pour constituer un dossier quelconque.

De temps en temps, on digresse, on retrouve Braque, le narrateur et leurs lubies. Ils ont un petit côté Bouvard et Pécuchet des villes, ces deux-là, avec le regard débonnaire, mais plein de curiosité pour les événements qui frappent le coin de la rue Mayerling et du boulevard Voltaire, à Rouvières, craignant la théorie des dominos, la contagion, la pandémie...

Mais quel vent de folie souffle donc sur cet immeuble de standing (et s'il y a bien quelque chose qui garantit que tout ne soit qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté, c'est bien la mention "de standing", non ?), quelle malédiction pèse-t-elle sur ce lieu pourtant tranquille ? Et que faire pour contrarier cette insupportable situation ?

Oui, on s'amuse bien, car la gamme de misères qui s'abat sur le Mayerling est variée, souvent originale, un mélange de soucis domestiques hélas très courants et d'autres beaucoup moins, franchissant allègrement les limites de la rationalité. Que cela aboutisse à des situations dangereuses ou pouvant le devenir, ou que cela reste certes pénible, mais sans risque, la coupe est vite pleine...

On regrette presque que les architectes n'aient pas doté le Mayerling d'une salle de bal, si vous me voyez venir. Eh oui, en introduction, j'ai évoqué une référence évidente qui vient naturellement à l'esprit lorsqu'on avance dans la lecture de "l'Affaire Mayerling", il est temps d'en parler : l'immeuble rouviérois ressemble fort à un lointain cousin de l'Overlook, le sinistre hôtel de "Shining".

Et ce n'est pas juste une impression. Pas besoin de soeurs jumelles, de tricycle, de vagues de sang ou de buissons animés, mais les clins d'oeil sont là, jusqu'au coeur même de l'intrigue, vous le verrez, où il n'est plus possible d'ignorer la référence à l'un des plus célèbres romans de Stephen King. Mais, pas le King qui fiche les chocottes et vous fait trembler sous la couette.

Non, le King de Quiriny est croisé avec un autre personnage pour donner quelque chose de tout à fait inattendu, puisqu'il s'agit de Jacques Tati. Dans "Mon Oncle" en particulier (qui a pour décor une maison ultramoderne), puis dans "Playtime", l'interprète du mythique personnage de Monsieur Hulot s'intéressait justement à l'urbanisme, à la ville et à l'immobilier pour mieux le tourner en dérision.



On retrouve chez Bernard Quiriny un même sens de l'absurde et de la déraison dans "L'Affaire Mayerling". Entre King et Tati, on oscille sans cesse au long des 300 pages, ne sachant pas vraiment lequel des deux l'emportera : l'horreur ou la folie douce ? La violence ou la rêverie désenchantée ? Le tragique ou le comique ?

Au-delà des péripéties liées au Mayerling, on voit se dégager dans ce roman différents thèmes, dont l'un est diffus avant de prendre forme jusqu'au dénouement. Il s'agit des relations de voisinage. Quand je dis diffus, c'est parce qu'au départ, c'est un peu chacun pour soi au Mayerling, rien de plus normal, puisque c'est un immeuble neuf et que personne ne se connaît encore.

Mais, ensuite, les premières relations sont loin d'être cordiales. On a plus d'occasions de se frictionner, de s'expliquer, voire plus, que d'occasions de fraterniser et de célébrer la fête des voisins autour d'un banquet façon village d'Astérix. La cordialité (ne devrais-je pas écrire l'urbanité ?) ne fait pas partie du règlement de la copropriété, dirait-on.

Et puis, au fil des événements, alors que se passent des incidents à gravité variable, forcément, on se rapproche (sauf les Lemoine, qui n'en finissent plus de se déchirer) et lorsque l'ennemi commun est identifié, aussi fou cela puisse-t-il paraisse, alors, l'union pourrait faire la force... Au final, on a sans doute, grâce au Mayerling, des liens inattendus qui se sont noués, et durablement...

De mon point de vue, outre la dimension écologique (le béton, cette bête noire de Bernard Quiriny !), c'est l'un des aspects les plus intéressants de ce roman que cette question des relations humaines. Avec cette maxime qui en dit long : "la barbarie surgit dans deux types d'endroits : là où la densité démographique est très basse, et là où elle est très forte".

La ville déshumanise, désintègre le lien social, alors qu'elle rassemble, mot si fort, si riche, des populations très différentes. La ville, c'est une émulsion, ses composantes ne se mélangent jamais harmonieusement, chacun reste à sa place, dans son coin, dans sa classe sociale, etc. Et dans un immeuble, c'est un peu pareil (et je sais de quoi je parle...).

La satire de Bernard Quiriny concerne donc aussi ce qu'on appelle, ah, la belle expression fourre-tout, "le vivre-ensemble"... A la fois dans des cadres de plus en plus stéréotypés, aseptisés, souvent très laids et moyennement fonctionnels (sans aller jusqu'aux folies à la Le Corbusier), mais aussi dans la manière dont nous acceptons l'autre, en l'occurrence cette espèce nuisible qu'est le voisin (ce n'est pas de moi, mais de Desproges).

Et ce qui se passe au Mayerling concerne bien sûr tout le quartier alentour, toute la ville, sans doute, et probablement n'importe quelle autre ville, aussi importante que Rouvières ou de bien moindre envergure, mais cherchant à s'étendre. L'un des ressorts comiques est d'ailleurs la manière dont les habitants du Mayerling gèrent leur lutte et ce qui en filtre à l'extérieur, où l'on se demande ce qui se passe derrière ces grilles...

Je me suis énormément amusé à cette lecture, qui m'a permis de découvrir un auteur dont j'avais déjà entendu le nom, mais que je n'avais encore jamais lu. Et c'est un tort, car "L'Affaire Mayerling", si c'est bien un one-shot, est tout de même directement lié à un précédent roman de l'auteur, "le village évanoui", qui était paru chez Flammarion (et qu'on trouve en poche, chez J'ai Lu).

En fait, ce sont les deux volets d'un diptyque, un roman des champs et donc, avec "l'Affaire Mayerling", un roman des villes, avec, à chaque fois, un regard acerbe porté sur la modernité qui s'étend insidieusement et engloutit tout, et pas toujours avec de bons côtés. Partisan du "c'était mieux avant", Bernard Quiriny ? C'est peut-être un peu simpliste, comme vision des choses, mais adversaire d'une globalisation à outrance qui fait perdre de vue l'essentiel et la proximité, certainement.

Sur des sujets qui apparaissent donc très sérieux, il choisit l'option de la satire et de l'humour, sans méchanceté, avec tendresse pour ses personnages, même s'ils ne les ménagent pas. Il fait du quotidien une aventure extraordinaire, débordant dans l'irrationnel, mais c'est une façon de nous rappeler, à nous, lecteurs, que c'est dans notre monde bien réel qu'on sombre dans la folie et l'absurde et qu'il est encore le temps de dire stop.

Alors, on peut se poser une question, de plus en plus tendance : et si, sous ces airs de dystopie, le dernier roman en date de Bernard Quiriny, avec ses phénomènes surnaturels et sa folie contagieuse, son montée dramatique, réelle malgré le comique de situation, était en fait une utopie ? Et s'il nous indiquait la voie à suivre vers plus d'humanité, vers des eaux plus tranquilles ?

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