lundi 23 avril 2018

"La tête de la Vénus de Milo sur la Victoire de Samothrace" (Antoine Blondin).

Clin d'oeil à l'auteur de "Un singe en hiver", qui fut aussi journaliste sportif et éditorialiste à la plume inimitable pour le journal "l'Equipe". La formule ci-dessus (reprise dans notre livre du jour) évoque une championne, une nageuse au palmarès exceptionnel, et pourtant assez méconnue. Sans doute parce que le point d'orgue de sa carrière eut lieu à Montréal, lors des Jeux olympiques de 1976, dont la reine fut une gymnaste, Nadia Comaneci. Et pourtant, avec quatre médailles d'or et une en argent lors de cette Olympiade, Kornelia Ender est une immense championne qui a marqué son sport et son époque. Et aussi l'esprit de Vincent Duluc, journaliste spécialisé dans le foot pour "l'Equipe", mais qui, en 1976, était un adolescent charmé par cette nageuse hors norme. Une quarantaine d'années a passé depuis ces exploits, Kornelia Ender est retournée à l'anonymat, l'Allemagne de l'Est a disparu, son système de dopage d'Etat a été révélé et d'autres championnes ont fasciné d'autres générations de jeunes gens... Avec "Kornelia" (en grand format chez Stock), Vincent Duluc poursuit sa démarche nostalgique, après "le Cinquième Beatles" et "Un printemps 76", mais cette fois, ses souvenirs d'ado entrent en collision avec son regard de journaliste et il revient sur la carrière de la nageuse, devenue malgré elle un symbole de la Guerre froide.



En 1973, aux championnats du monde de natation qui se déroulent à Belgrade, une jeune nageuse de 15 ans à peine, Kornelia Ender, crève l'écran : quatre titre assortis de trois records du monde. Mais, c'est vraiment lors des Jeux olympiques de Montréal, sa dernière compétition, qu'elle entre dans l'histoire de son sport, avec quatre titre et une médaille d'argent.

A cette époque, Vincent Duluc est un jeune adolescent vivant du côté de Bourg-en-Bresse et la sculpturale nageuse est-allemande devient une de ses idoles sportives, allez, disons-le, il a le béguin, et même un peu plus, pour cette jeune femme qui collectionne les succès, mais demeure si lointaine, à une époque où les médias ne sont pas aussi omniprésents qu'ils le sont devenus.

Difficile de suivre les Jeux olympiques de Montréal, par exemple, et pas seulement parce que le décalage horaire se heurte au couvre-feu imposé par ses parents, mais aussi parce que les quelques chaînes de télévision et stations de radio n'ont pas forcément la possibilité de diffuser l'événement en continu et de proposer au public toutes les disciplines.

Peu importe la difficulté, le jeune Vincent se démène pour suivre les performances de cette jeune femme, à peine plus âgée que lui, qui enchaîne les longueurs de bassin et les victoires. Il n'est pas encore journaliste, il ne pige pas encore pour "le Progrès", il n'est pas encore l'une des figures de "l'Equipe", mais il est fasciné par ce personnage de Kornelia Ender.

Quatre décennies ont passé. Vincent est quinquagénaire, Kornelia approche de la soixantaine, mais son souvenir reste si vivace que le journaliste a eu envie de savoir ce qu'elle était devenue. Il s'est rendu en Allemagne, à Schnorsheim, en Rhénanie-Palatinat, où elle exerce désormais comme kinésithérapeute et mène une vie bien loin des lumières olympiques.

Vincent Duluc est passé devant le cabinet, mais il ne s'est pas arrêté. Au moment d'entrer en contact avec elle, il n'a pas osé. Pour ne pas la déranger, sans doute, peut-être aussi pour conserver la part de rêve et d'adolescence qu'incarne celle qui reste pour lui la nageuse d'exception qui raflait tous les titres majeurs dans la première moitié des années 1970.

Un rêve que la réalité n'a pas réussi à écorner, malgré les scandales de dopage entourant son pays natal, la R.D.A, malgré le temps qui passe, malgré le mystère entourant cette championne à propos de laquelle on n'a jamais su que ce que les autorités est-allemandes souhaitaient montrer, comme son idylle avec un autre remarquable nageur, Roland Matthes.

Bien sûr, avec "Kornelia", Vincent Duluc explore encore une fois sa jeunesse et sa passion naissante pour le sport, dont il fera une carrière professionnelle, mais pour ce livre-ci, celui où il s'implique le plus, où la part d'autofiction est la plus importante, il va évoquer une époque où le sport était une arme de propagande pour les deux superpuissances : Etats-Unis d'un côté et U.R.S.S. et ses satellites de l'autre.

Ainsi, le portrait qu'il nous offre de Kornelia Ender va s'étoffer. Peu importe qui elle est aujourd'hui, finalement, ce qui devient passionnant, intriguant, c'est celle qu'elle a été, une adolescente au talent phénoménal, une jeune femme un peu perdue aux prises avec un système qui contrôle tout, une personne discrète qui aspirait sans doute plus à une vie paisible qu'aux impératifs de la gloire olympique.

Pour Vincent Duluc, Kornelia Ender, c'était d'abord des photos. Mais, désormais, c'est bien sur un être humain qu'il travaille, sur ce qu'on ne voit pas quand la championne évolue dans son élément, cette eau qu'elle fend avec une technique parfaite, innovante, moderne, laissant ses concurrentes plusieurs longueurs derrière elle.

Kornelia Ender, c'est un mystère. Est-elle Greta Garbo ou Odile Toutlemonde, se demande l'auteur ?

A l'époque, dans les années 1970, elle ressemble plus à un Pantin qu'à une jeune femme de son temps. Pardon, la comparaison n'est pas flatteuse, mais c'est vraiment le sentiment qu'on a : adolescente manifestement très réservée, elle est mise en avant par son pays, la R.D.A, pour des raisons qui dépassent largement le cadre du sport, comme on dit.

Elle est l'emblème d'un pays tout entier, mais aussi de son idéologie, alors qu'on est en pleine Guerre froide. Elle est le visage de la R.D.A., "sa petite fiancée". Elle ne dit rien (il faut dire qu'on lui donne à peine la parole ; et c'est peut-être mieux ainsi, d'ailleurs), elle se contente d'apparaître, outil de propagande malgré elle.

Elle est alors docile, acceptant ce qu'on lui impose, mais cela ne durera pas : après sa carrière, dans les années 1980, elle se rebellera contre le carcan étatique, à ses risques et périls. Difficile de ne pas mettre son parcours en parallèle de celui de Nadia Comaneci, d'ailleurs, qui subit la folie du régime de Ceaucescu. Elles sont très différentes, mais leur histoire se ressemblent.

Après avoir été utilisée sa carrière durant, Kornelia Ender sera ensuite sous surveillance permanente, ciblée par la Stasi, la police politique du régime est-allemand, qui n'avait pas franchement confiance en elle. La nageuse a repris son destin en main après avoir quitté les bassins, mais il faudra encore du temps avant qu'elle puisse choisir sa vie...

"Kornelia", c'est aussi l'histoire d'une rivalité. Une rivalité sportive, qui prend d'autres proportions, toujours en raison de ce contexte si spécial des années 1970. La rivale s'appelle Shirley Babashoff, elle est californienne et a quelques mois de plus que Kornelia Ender. Leur carrière suivra une trajectoire parallèle.

Le palmarès de la jeune américaine est tout à fait remarquable, avec huit médailles olympiques (pour deux titres), dix médailles mondiales (dont deux en or) et six records du monde. Pourtant, l'histoire de Shirley, c'est l'histoire d'une frustration : elle a obtenu ses titres en relais, mais jamais dans les courses individuelles, toujours devancée par Kornelia Ender...

Elle est la petite sirène américaine apparaissant en couverture des magazines, mais battue sans cesse par la solide est-allemande et on sent bien la rancoeur qui s'est installée et qui va empirer quand les rumeurs de dopage vont commencer à circuler. Vincent Duluc ne sépare pas ces deux adversaires (le mot n'est pas trop fort), elles sont indissociables, jusque dans les retrouvailles organisées près de 20 ans après...

Ce portrait croisé est passionnant, comme le sont souvent les portraits de rivaux sportifs, toujours très différents, par leur physique, leur style, leurs origines sociales et géographique... Une rivalité que les médias s'empressent d'alimenter et qui, dans le cas présent, va trouver un terrain formidablement favorable, puisque, à l'instar de Rocky et Drago, ce sont les deux blocs qui s'affrontent à travers elles.

Et puis, il y a la facette la plus énigmatique de Kornelia Ender, celle qui concerne le dopage. Car, oui, la question se pose à son sujet et, à travers ces interrogations, apparaît le véritable dilemme entourant les sportifs de très haut niveau et leurs performances... En clair : peut-on faire d'un mulet un étalon en recourant au dopage ?

Le cas Ender est passionnant : elle fait une entrée en fanfare dans les palmarès mondiaux à Belgrade, en 1973. Elle a 15 ans et casse la baraque. Pour ceux qui observent sa technique, il est clair que Kornelia Ender innove, dans la coulée, dans la manière de respirer, autant de petits trucs qui vont lui permettre de gagner du temps sur ses concurrentes.

Mais, en 1976, elle s'est métamorphosée, comme la plupart de ses coéquipières au sein de l'équipe est-allemande. Elle a pris du muscle, c'en est presque effrayant. Dans les coulisses, on se moque des nageuses venues de l'autre côté du Mur de Berlin, dont la voix semble bien trop grave et la pilosité bien trop abondante...

On saura plus tard que c'est en 1974 que l'Allemagne de l'Est a lancé son programme de dopage généralisé, qui va faire des "merveilles" en natation ou en athlétisme, par exemple (on apprend d'ailleurs dans le livre de Vincent Duluc que l'U.R.S.S. et ses pays frères s'étaient partagés les disciplines).

Plus tard, c'est une fois le Mur démoli et l'Allemagne réunifiée. Les dossiers de la Stasi vont se montrer extrêmement riches et complets, détaillant les méthodes et le suivi des athlètes, des pratiques absolument révoltantes, en particulier pour les sportives, au mépris de leur santé et de leur avenir. Aucun choix possible et des athlètes sans doute pas dupes, mais soigneusement tenus dans l'ignorance de ce qu'on leur infligeait.

Or, nulle part dans ces dossiers n'apparaît le nom de Kornelia Ender. Dans cette masse de documents sans équivoque qu'on peut estimer exhaustive, dans les différents protocoles mis en place, on ne trouve pas la nageuse... Comment imaginer que ce soit un oubli, tant tout cela paraît méticuleux ? Alors, Kornelia Ender, dopée ou pas ? La question se pose.

Bien sûr, si vous n'aimez pas trop le sport, si vous n'avez pas cette passion qui anime Vincent Duluc, ces questions paraissent accessoires. Mais, pour le journaliste, qui consacre une partie de son livre à cette effarante politique organisée au plus haut d'un Etat (ce qu'on semble retrouver ces temps-ci, suivez mon regard à l'est), c'est fondamental.

Car on en revient à cette notion de rêve et d'idéal qu'incarnait aux yeux du jeune Vincent Duluc Kornelia Ender. La nostalgie est le trait commun des romans publiés par le journaliste, ils renvoient tous à cette adolescence où ces champions, footballeurs ou nageuse, ont allumé des étoiles dans ses yeux, sans limite, sans restriction particulière. Un regard qui est celui de l'enfance.

Découvrir que Kornelia Ender était dopée, qu'elle a triché pour réaliser ses performances, alors, c'est une part d'enfance qui s'envolerait, une figure idéale, fantasmée, même, dans tous les sens du terme, qui serait ternie irrémédiablement. Alors, on voit Vincent Duluc, malgré l'évidence, s'accrocher à cette idée qu'elle aurait échappé à ce système...

J'avais aimé la folie douce qui émanait du portrait de George Best, dans "le Cinquième Beatles", une star qui a assumé ce statut jusqu'à l'autodestruction, j'avais aimé la vision du "football de papa", qui était déjà un peu le mieux, incarnée par les Verts stéphanois, finalistes malheureux de la Coupe d'Europe des Clubs champions en 1976.

Avec "Kornelia", j'ai eu l'impression d'entrer plus avant dans le jardin secret de Vincent Duluc, d'abord parce qu'on ne l'imagine pas forcément se passionner pour la natation, ensuite, parce qu'il se dégage de ce livre une vraie sincérité dans le sentiment qui l'unit à Kornelia Ender, dans ce côté adolescent qui a traversé les ans, sans demeurer intact, mais sans se faner non plus complètement.

On retrouve un sens de la formule qui fait mouche, digne émule du Blondin de la grande époque, et on est touché par cette timidité qui s'empare de lui au moment de se retrouver face à celle qu'il idolâtrait tant d'années plus tôt, par cette quête d'une championne qui demeure mystérieuse à plus d'un titre.

On ne referme pas "Kornelia" en se disant qu'on est incollable à son sujet, il ne s'agit pas d'une biographie, plus d'un portrait, d'un long reportage qui remet une carrière en perspective et s'intéresse à la femme derrière les championnes, qui déborde du sport pour s'intéresser à la politique et même la géopolitique.

Je ne connaissais pas Kornelia Ender, je l'avoue humblement. Montréal 1976 pour moi, c'était les 10 de Nadia Comaneci ou le 110m haies victorieux de Guy Drut. J'ai donc découvert cette championne, victime d'une situation mondiale qui ne la concernait pas vraiment et a influé sur sa carrière, jusqu'à jeter la suspicion sur ses performances.

Mais, peu importe, Vincent Duluc m'a convaincu : Kornelia Ender fait partie des plus grandes championnes de son sport, le fait qu'elle ait pu bénéficier de ce programme de dopage général ne doit pas faire oublier quelle formidable athlète elle était à l'origine. Elle n'est pas Lance Armstrong, pour dire les choses clairement, elle est avant tout une victime.

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